Alors que le télétravail semblait s’être durablement installé dans les pratiques professionnelles post-Covid, un retournement s’opère. Sous l’impulsion des géants de la tech et de groupes plus traditionnels, le retour au bureau s’impose à marche forcée, porté par des arguments de productivité et de créativité. Cette dynamique, loin d’être uniforme, se heurte à une résistance sociale croissante, notamment en France où le cadre légal encadre encore fortement les pratiques.
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Un salarié sur cinq concerné
En 2024, plus d’un salarié du secteur privé français sur cinq télétravaille au moins une fois par mois. Près de la moitié des entreprises proposent un ou plusieurs jours de travail à distance, avec une moyenne de 1,9 jour hebdomadaire, contre 3,6 jours en 2021. Si le télétravail à temps plein reste très marginal, le modèle hybride s’est imposé comme norme. Mais cette normalisation s’accompagne désormais d’un resserrement progressif.
Le mouvement est particulièrement marqué chez les géants internationaux. Amazon, par exemple, a imposé à l’ensemble de ses 300 000 employés administratifs un retour au bureau cinq jours par semaine à compter de janvier 2025. Le PDG Andy Jassy invoque les bénéfices de la co-présence. En France, cette politique se heurte néanmoins à un accord d’entreprise datant de 2021, toujours en vigueur, qui ne peut être modifié sans consultation des salariés.
Autre cas emblématique, Tesla. Dès 2022, Elon Musk a exigé de ses cadres au moins 40 heures de présence hebdomadaire dans les locaux, avec une menace claire : tout refus serait considéré comme une démission. Cette directive a également été appliquée chez Twitter (désormais X), où elle a entraîné de nombreux départs.
D’autres groupes optent pour des modèles hybrides plus souples dans la forme, mais contraignants dans les faits. Chez Google, le modèle officiel prévoit trois jours de présence par semaine, mais les salariés refusant de revenir physiquement risquent, depuis avril 2025, de perdre leur emploi. Apple, confronté à une fronde interne en 2022, a réduit ses ambitions à deux jours de présence hebdomadaire. Meta, pour sa part, impose depuis août 2023 un minimum de trois jours au bureau, avec des sanctions graduelles pouvant aller jusqu’au licenciement.
Le cas WPP illustre une autre facette du phénomène : l’ampleur de la contestation. Le 7 janvier 2025, la direction du géant de la communication a annoncé un retour à quatre jours de présence hebdomadaire. Une pétition signée par plus de 20 000 salariés a immédiatement été lancée, dénonçant un recul nuisible à la créativité du groupe.
En France, ces entreprises qui font la guerre au télétravail
La tendance se manifeste aussi en France, où plusieurs grands groupes ont revu leur politique de télétravail, parfois de manière unilatérale. Ubisoft, acteur majeur du jeu vidéo, a instauré à l’automne 2024 trois jours de présence par semaine pour l’ensemble de ses 19 000 salariés. La mesure a déclenché une grève de trois jours dans plusieurs sites, rassemblant plus de 700 salariés et forçant la direction à rouvrir la discussion sur le modèle hybride.
Chez Publicis, le télétravail est limité à deux jours par semaine conformément à un accord signé en 2022. Mais ce cadre donne aux managers un pouvoir de restriction unilatérale, avec des conséquences sur les primes et les promotions. Une pratique à la frontière du droit.
Du côté de la Société Générale, la direction a tenté de réduire drastiquement le télétravail à un seul jour, voire aucun. Cette décision a provoqué un appel à la grève porté par quatre fédérations syndicales. Free, de son côté, a modifié sa charte interne en juin 2025, limitant le télétravail à six jours par mois, sans possibilité de jours consécutifs. Là aussi, une mobilisation est en préparation, avec un préavis de grève déposé par FO et Printemps écologique.
Logique économique
Les directions invoquent des raisons opérationnelles pour justifier ce resserrement. Le retour au bureau est présenté comme un levier de collaboration spontanée et de créativité. Mark Zuckerberg affirme que « les ingénieurs en présentiel obtiennent de meilleurs résultats », tandis que Google met en avant la rapidité des échanges physiques pour résoudre des problèmes complexes.
Mais derrière cette rhétorique, d’autres logiques apparaissent. En 2023, la Silicon Valley comptait 7,8 millions de mètres carrés de bureaux vacants. Pour nombre d’entreprises, la fin du télétravail permet de rentabiliser les investissements immobiliers et de justifier la conservation de leurs espaces.
Certaines politiques semblent aussi viser, indirectement, à provoquer des départs volontaires. Tesla et Twitter ont envoyé des messages explicites : l’absence de retour au bureau est interprétée comme un refus de poste. Une manière d’éviter les licenciements conventionnels.
Le télétravail, un droit social en construction
Face à cette pression, la résistance des salariés s’organise. Le télétravail n’est plus perçu comme un privilège mais comme un droit acquis. Selon les dernières études, 63 % des Français souhaitent un emploi incluant du télétravail sans contrainte de fréquence. La moitié des salariés seraient prêts à changer d’employeur si ce droit était supprimé. Cette proportion atteint 57 % chez les moins de 35 ans. Chez les cadres, 67 % télétravaillent au moins une fois par semaine, et près de la moitié souhaitent davantage de jours à distance.
Les formes de mobilisation se multiplient. Grèves, pétitions, alertes médiatiques : le rejet s’exprime de manière de plus en plus structurée. Chez Ubisoft, les grévistes ont imposé un rapport de force. Chez WPP, la mobilisation a pris une ampleur internationale. Société Générale et Free s’apprêtent à vivre des mouvements sociaux d’ampleur.
Une législation encore protectrice
En France, le télétravail repose en grande partie sur des accords collectifs. En 2023, 2 080 accords initiaux et 700 avenants ont été signés sur ce sujet. Deux jours par semaine demeurent la norme dans près de la moitié des textes. Trois jours ou plus apparaissent dans environ un cinquième des accords.
Cette dynamique contractuelle cohabite avec une culture managériale encore marquée par le présentéisme. Mais la généralisation du télétravail a déplacé les lignes. Désormais, il s’intègre aux critères de Qualité de Vie et Conditions de Travail (QVCT), et les tentatives de restriction brutale se heurtent à des attentes sociales solides.
Un compromis possible ?
Un modèle hybride semble s’imposer comme compromis. Deux jours de télétravail hebdomadaires sont aujourd’hui privilégiés par 55 % des entreprises. 28 % optent pour un seul jour, tandis que 17 % acceptent trois jours. Cette stabilisation pourrait apaiser les tensions, sans les faire disparaître.
Reste que le télétravail est désormais un élément stratégique dans la guerre des talents. 63 % des salariés considèrent qu’il s’agit d’un critère déterminant pour choisir un employeur. Les entreprises qui s’y opposent frontalement risquent de voir leur attractivité décliner, au moment où la fidélisation des compétences devient un enjeu majeur.