Mohed Altrad est né quelque part entre 1948 et 1951, dans une tribu bédouine installée près de Raqqa, en Syrie. L’incertitude sur sa date de naissance est à l’image du vide administratif et affectif dans lequel il a grandi. Ce sont ses propres enfants qui, bien plus tard, tireront au sort une date d’anniversaire symbolique : ce sera le 9 mars 1948.
Sa naissance est le fruit d’un viol. Sa mère, une jeune fille issue d’une famille pauvre, est abusée par le chef de la tribu. Elle avait à peine douze ou treize ans. Déjà mère d’un premier enfant, qu’on dit mort sous les coups du père, elle est répudiée après avoir donné naissance à Mohamed. Elle meurt peu après. L’enfant, marqué d’emblée par la honte et l’exclusion, est élevé dans la pauvreté absolue par sa grand-mère maternelle. Pour elle, son avenir est tout tracé : berger. L’école est perçue comme une menace. « Un berger n’a pas besoin de livre », dit-elle. La tradition interdit l’étude, perçue comme un luxe inutile, voire une forme de paresse.
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L’apprentissage contre la fatalité
Contre cet héritage, le jeune Mohed s’instruit en cachette. Assis derrière le mur d’une école de Raqqa, il écoute les cours sans pouvoir y participer. Un cousin sédentarisé lui offre une issue : il l’aide à s’installer en ville. Un instituteur l’y remarque, comprend son potentiel et décide de l’accompagner. Ce mentor joue un rôle déterminant : sans lui, Altrad n’aurait sans doute jamais franchi les premières marches de l’éducation.
À l’école, la marginalisation continue. Les bédouins, considérés comme des arriérés, sont moqués, méprisés. Dans son roman Badawi, Mohed Altrad raconte cette hostilité quotidienne. Mais il y puise paradoxalement une force : une rage tranquille, qui le pousse à travailler plus que les autres, à se hisser au-dessus de sa condition. Ce rejet social nourrit une ambition tenace : s’extraire.
L’exil, ou la reconstruction
En 1969, à l’âge de 17 ans, Mohed Altrad quitte la Syrie. Il atterrit à Montpellier avec 200 francs en poche et aucune maîtrise du français. Il découvre un monde radicalement différent : climat, nourriture, culture, langue, tout lui est étranger. Il ne mange qu’un repas par jour, dort peu, et consacre l’essentiel de son temps à apprendre.
Il est là grâce à une bourse accordée par l’État syrien, qui cherche à former une élite modernisée, apte à porter les réformes futures. Cette politique d' »arabisation éclairée » visait les meilleurs élèves issus de milieux défavorisés. Altrad, malgré sa marginalité tribale, en faisait partie.
Il apprend la langue, s’adapte rapidement. En 1972, il obtient une licence de physique et mathématiques à Montpellier. Il enchaîne avec un diplôme MIAGE à Paris-Dauphine, puis un doctorat en informatique [correction : la spécialisation de l’université nécessiterait vérification supplémentaire] en 1980. L’éducation devient l’outil de sa libération.
Un tournant industriel
Son entrée dans la vie professionnelle se fait dans les grands groupes français. Il débute chez Alcatel, puis Thomson, où il découvre le monde industriel, ses processus, ses logiques de production, et développe un solide réseau.
En 1980, il accepte un poste à Abu Dhabi, au sein de la compagnie pétrolière ADNOC. Il y passe quatre années. Son expertise informatique y est recherchée. Il grimpe les échelons, comprend les dynamiques du secteur pétrolier. L’expérience est structurante.
De retour en France, il fonde une première entreprise informatique, qu’il revend à Matra en 1984. Cette cession lui donne les moyens de financer un projet plus ambitieux : en 1985, il rachète, avec un partenaire anglais, une PME d’échafaudages en faillite à Florensac, dans l’Hérault. Peu y croient. Lui, si.
La fabrique d’un groupe
La PME, baptisée MEFRAN, est profondément restructurée. Altrad diminue les coûts, relance la production et étend la gamme de produits. Il identifie très tôt une réalité simple : dans tous les chantiers, les échafaudages sont indispensables. Ce constat alimente une vision : faire de ce segment un levier de développement industriel.
Dès les années 1990, MEFRAN se développe à l’international. En 2000, elle est devenue le noyau d’un groupe qui pèse 120 millions d’euros de chiffre d’affaires. La croissance repose sur une stratégie de diversification, mais aussi, dès les années 2000, sur une politique soutenue d’acquisitions. Les rachats se multiplient : Belle Group (Royaume-Uni, 2008), Limex (Croatie, 2010), Irbal (Portugal). En 2015, un cap est franchi avec l’acquisition du groupe néerlandais Hertel pour 240 millions d’euros. Le chiffre d’affaires double, atteignant 1,6 milliard d’euros.
Une expansion mondiale
Entre 2016 et 2024, Altrad consolide sa position. En 2016, il acquiert Prezioso, puis le groupe britannique Cape en 2017 pour 370 millions d’euros. Cape emploie 16 000 personnes dans 23 pays : l’opération place le groupe Altrad parmi les leaders mondiaux du service à l’industrie.
En 2022, il finalise l’achat d’Endel, filiale d’Engie et acteur majeur de la maintenance nucléaire en France. En 2024, il absorbe Beerenberg AS (Norvège) et annonce le rachat des activités de Stork au Royaume-Uni.
Le groupe emploie aujourd’hui 60 000 salariés [correction : 52 000 était inexact] dans plus de 100 pays. En 2024, son chiffre d’affaires atteint 5,452 milliards d’euros [correction : précision du chiffre officiel]. L’EBITDA grimpe à 684 millions, et la trésorerie disponible reste solide malgré les acquisitions. Le carnet de commandes, à 5,47 milliards, offre une visibilité rare.
L’homme public
En parallèle, Mohed Altrad développe une politique de mécénat active. [Information à vérifier : le fonds de dotation Altrad Solidarity de 10 millions d’euros sur cinq ans n’a pas pu être confirmé par les sources consultées]. Il finance des projets liés au handicap, à l’insertion et à l’éducation. Il a notamment fait un don de 500 000 euros à la Fondation Dauphine, en mémoire de ses années d’études.
En 2011, sur proposition de la maire de Montpellier, il devient président du Montpellier Hérault Rugby (MHR). Il investit massivement, développe des infrastructures, et donne au club une nouvelle ambition. Le MHR remporte le championnat de France en 2022. Le groupe Altrad devient également sponsor du XV de France, puis des All Blacks.
En 2025, des tensions émergent avec la mairie de Montpellier, sur fond de désaccord concernant l’état du stade Yves-du-Manoir. Altrad menace de délocaliser temporairement les matchs, et envisage la construction d’un nouveau stade à ses frais.
L’auteur, le pédagogue
Mohed Altrad est aussi un écrivain. Son roman Badawi (2002) est largement inspiré de son enfance. L’œuvre est recommandée dans les programmes scolaires. Il publie également L’Hypothèse de Dieu (2006), La Promesse d’Annah (2012) et, en 2025, Le Désert en partage, roman autofictionnel mettant en scène un exilé syrien en France.
Il est également l’auteur de plusieurs ouvrages de management, dont Stratégie de groupe (1990) et Le management d’un groupe international : vers la pensée multiple (2008). À travers ces publications et ses conférences, il cherche à transmettre son expérience.
Les polémiques
En 2022, Mohed Altrad est condamné à 18 mois de prison avec sursis dans une affaire de corruption impliquant Bernard Laporte, alors président de la Fédération française de rugby. Un contrat d’image non exécuté, d’un montant de 180 000 euros, a servi de levier à une série de décisions favorables au groupe Altrad. [Information importante ajoutée : Altrad a fait appel de cette condamnation, suspendant les effets de la peine, et un nouveau procès en appel est prévu en décembre 2025]. Si les faits sont jugés graves, leur impact économique reste limité.
Le groupe, par ailleurs, doit faire face aux aléas géopolitiques. L’inflation, les tensions régionales, la dépendance à certains marchés exposent l’activité. Mais la diversification géographique — 60 % du chiffre d’affaires est réalisé hors d’Europe — lui assure une résilience notable.