Lactalis a franchi en 2024 un seuil symbolique : 30,3 milliards d’euros de chiffre d’affaires, un record qui hisse le groupe au neuvième rang mondial de l’agroalimentaire, devant des noms aussi établis qu’Heineken. Pourtant, le nom de son président demeure inconnu de la majorité des Français.
Emmanuel Besnier, 54 ans, dirige le premier groupe laitier mondial sans apparaître, sans discours public, sans même que son visage soit familier. À la tête d’un empire de 85 500 salariés répartis dans 51 pays, il incarne un modèle d’entreprise radicalement opposé à l’ère de la surexposition médiatique.
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Un empire bâti en famille
L’histoire de Lactalis commence en 1933, au cœur de la Mayenne. André Besnier, tonnelier de formation, transforme 35 litres de lait en 17 camemberts vendus sous la marque Le Petit Lavallois. Rien ne laisse alors présager que cette petite fromagerie deviendra l’un des géants mondiaux du secteur.
Son fils, Michel Besnier, impulse une nouvelle dynamique à partir de 1955. Il développe la marque Président dès 1968, s’engage dans une série d’acquisitions dans les années 1990 – dont Bridel et la Société des caves de Roquefort – et pose les fondations d’un groupe à ambition mondiale.
À sa mort brutale, en juin 2000, la succession est immédiate. Emmanuel, son fils, diplômé de l’Institut supérieur de gestion (ISG) et formé dans l’entreprise familiale, prend les rênes à l’âge de 30 ans. Il hérite d’un groupe en pleine expansion, déjà implanté à l’international, mais encore très marqué par une culture domestique. Il en fera un acteur global.
Le dirigeant invisible
Né en 1970 au Mans, Emmanuel Besnier grandit à Laval. Très vite, il s’impose comme l’héritier naturel d’un groupe qui ne conçoit sa pérennité que dans la continuité familiale. En 1995, il est nommé directeur du développement. Cinq ans plus tard, il devient PDG.
Dès ses débuts, il adopte une posture rare : pas de conférence de presse, aucune présence sur les réseaux sociaux, une seule interview publique connue, accordée au Journal du Dimanche en 2018. Il y revendique une culture de la discrétion : « Ici en Mayenne, c’est le travail d’abord, la parole après. »
Ce retrait est total. Même parmi les salariés du groupe, rares sont ceux qui ont croisé son chemin. Lors de la crise sanitaire de 2017, l’ancien ministre de l’Agriculture Stéphane Le Foll reconnaît publiquement ne jamais l’avoir rencontré pendant son mandat.
Absence d’exposition directe
L’ombre dans laquelle évolue Emmanuel Besnier n’a rien freiné de l’expansion de Lactalis. Au contraire : il orchestre, depuis le début des années 2000, une politique d’acquisitions méthodique, ciblée, souvent offensive.
L’achat de Galbani en 2006 ouvre en grand les portes du marché italien. En 2011, l’OPA hostile sur Parmalat pour 3,4 milliards d’euros place Lactalis en tête du marché laitier mondial. Plus récemment, en 2025, la finalisation de l’acquisition des activités yaourts de General Mills aux États-Unis (1,5 milliard de dollars) vient conforter la place du groupe sur le marché nord-américain, deuxième zone de chiffre d’affaires après l’Europe.
Président, Lactel, Bridel, Galbani, Yoplait, Liberté : ces marques, omniprésentes dans les rayons, ne portent jamais le nom de Lactalis. Ce choix d’invisibilité commerciale renforce la cohérence stratégique du groupe, fondée sur l’adaptation locale, l’absence d’exposition directe et la concentration des décisions.
Richesse privée et contrôle total
Estimée à plus de 22 milliards d’euros, la fortune d’Emmanuel Besnier fait de lui l’un des hommes les plus riches de France. Il partage la propriété du groupe avec son frère Jean-Michel et sa sœur Marie, tous deux milliardaires, mais seuls actionnaires sans fonctions opérationnelles. Le contrôle du capital repose sur une architecture complexe : Lactalis SA est détenue à 50,8 % par la holding BSA, elle-même contrôlée par trois structures (Sofina, Jema 1 et Jema 2) appartenant à la fratrie.
Cette structure, fermée, garantit à la famille un pouvoir sans partage. Elle permet aussi une gestion patrimoniale optimisée, dans un cadre fiscal strictement balisé. Une captive de réassurance a été créée en 2023 en France pour couvrir certains risques internes.
Un empire dans la tourmente
En parallèle de ses succès économiques, Lactalis a été confronté à plusieurs crises majeures. La plus grave survient en 2017 : une contamination à la salmonelle d’un lait infantile produit à Craon entraîne le rappel de 12 millions de boîtes dans 83 pays. Trente-huit nourrissons sont touchés en France. L’enquête révèle que la bactérie était présente dans l’usine depuis 2009. En 2023, Lactalis et sa filiale sont mises en examen pour « tromperie aggravée et blessures involontaires ».
Sur le plan environnemental, une enquête de Disclose publiée en 2020 accuse 38 sites sur 60 de non-respect du code de l’environnement. Les rejets polluants dans plusieurs rivières – notamment en Bretagne et dans le Puy-de-Dôme – alimentent l’image d’un géant industriel aux pratiques opaques. Le contrôle des installations classées (ICPE) s’avère insuffisant pour garantir le respect des normes.
La fiscalité constitue un autre sujet sensible. En 2024, Lactalis règle 475 millions d’euros au fisc français pour solder un litige sur des opérations de financement international impliquant des structures basées au Luxembourg et en Belgique. Le parquet national financier poursuit toutefois son enquête, visant des pratiques de minoration de bénéfices imposables.
Laval, point d’ancrage
Malgré la mondialisation de ses activités, Lactalis conserve un lien fort avec la Mayenne. Le partenariat avec le Stade lavallois, initié en 1973 par Michel Besnier, se poursuit. Emmanuel Besnier y assiste discrètement aux matches, depuis une loge privée à vitres teintées. Le groupe soutient le club à hauteur de 200 000 euros par an.
L’actuel PDG vit entre Paris (7e arrondissement), l’île de Ré et Courchevel, mais conserve la propriété familiale du château du Vallon, à Entrammes. Ce manoir du XIXe siècle, isolé dans la forêt, symbolise un enracinement territorial constant. Le style de vie, lui aussi, reste discret, loin des usages ostentatoires de nombreuses grandes fortunes.
Quel avenir pour Lactalis ?
À 54 ans, Emmanuel Besnier prépare l’avenir de l’entreprise. Rien ne filtre des projets concernant ses trois enfants, élevés à l’écart de toute exposition publique. Une réorganisation patrimoniale récente, via la fusion de Sofina et BSA, laisse entrevoir une réflexion plus large sur la gouvernance à venir.
Mais cette transmission se heurtera à un monde économique en mutation, où la pression pour plus de transparence fiscale, sociale et environnementale va croissant. Le modèle de silence, qui a fait la force de Lactalis, sera-t-il encore compatible avec les exigences contemporaines de responsabilité ?