Chanel : deux ombres à la tête d’un empire

Ils possèdent Chanel, pèsent 108 milliards et personne ne les connaît. Plongée dans l’univers ultra-discret des frères Wertheimer.

Alain et Gérard Wertheimer comptent parmi les hommes les plus riches du monde, avec une fortune familiale estimée à 108 milliards de dollars en 2024, selon l’indice Bloomberg des milliardaires. Pourtant, leur nom demeure inconnu du grand public. En retrait de toute exposition médiatique, les deux frères ont bâti une présence d’autant plus puissante qu’elle est silencieuse.
Chanel, le fleuron de leur empire, leur a versé 5,7 milliards de dollars de dividendes en 2023 – un record dans l’histoire de la maison. En trois ans, ce sont 12,4 milliards de dollars qui ont été distribués aux actionnaires, soit à eux seuls. Cette performance souligne l’efficacité d’un modèle rare : celui d’un capitalisme familial discret et redoutablement performant.

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Héritiers d’une alliance fondatrice

L’histoire de la famille Wertheimer s’ancre dans une alliance conclue un siècle plus tôt. En 1924, Pierre Wertheimer, grand-père des actuels propriétaires, s’associe à Gabrielle Chanel pour créer la société des Parfums Chanel. L’accord, qui permet à la créatrice d’étendre la distribution du N°5 sur le marché américain, prévoit une répartition des parts très inégale : 70 % pour Pierre et Paul Wertheimer, 20 % pour Théophile Bader, et seulement 10 % pour Chanel.

Ce déséquilibre donne lieu à un conflit durable. Pendant l’Occupation, Gabrielle Chanel tente de récupérer la pleine propriété de son entreprise, en s’appuyant sur les lois antisémites en vigueur. En vain. Les Wertheimer, réfugiés aux États-Unis, avaient anticipé la menace en transférant la gestion de leurs actifs à Félix Amiot. Le conflit ne sera résolu qu’en 1948. En 1954, Pierre Wertheimer rachète la maison de couture, amorçant la domination totale de sa famille sur l’ensemble de la marque.

Une discrétion presque obsessionnelle

Depuis lors, cette emprise s’exerce dans la plus grande réserve. Les frères Wertheimer ont élevé la discrétion au rang de méthode. Lors des défilés Chanel, ils évitent systématiquement les premiers rangs, préférant rester en retrait, loin des photographes. Ils quittent souvent les événements avant leur conclusion, sans escorte ni commentaire.

Leur cercle social obéit aux mêmes règles. Même dans la sphère privée, les invités sont priés de ne diffuser aucune image. Cette absence de visibilité est si bien entretenue que certains partenaires commerciaux de Chanel n’ont jamais rencontré les deux propriétaires, malgré des décennies de collaboration.

Alain Wertheimer, 75 ans, pilote l’entreprise depuis New York, où il occupe un bureau situé au 40e étage de la tour Chanel, au 9 West 57th Street. Gérard Wertheimer, 72 ans, réside à Cologny, dans le canton de Genève, dans une propriété protégée des regards par un épais rideau végétal. Chacun supervise une partie de l’empire : Alain les orientations stratégiques globales, Gérard les affaires européennes et les activités annexes, notamment l’élevage de chevaux de course.

Chanel : machine à cash, empire de prestige

Sous leur direction, Chanel a connu une croissance remarquable. Le groupe, qui publie ses résultats à Londres, a atteint un niveau de rentabilité exceptionnel, permettant le versement de dividendes record. L’année 2023 en a été l’apogée, avant un ralentissement en 2024.

Le chiffre d’affaires a alors reculé de 4,3 %, s’établissant à 18,7 milliards de dollars. Le bénéfice net a chuté de 28,2 %, atteignant 3,4 milliards d’euros. En cause : un environnement macroéconomique défavorable, marqué par un ralentissement en Chine et aux États-Unis. Chanel a toutefois poursuivi sa politique d’investissements massifs, injectant 1,755 milliard de dollars en 2024, en hausse de 43 %. Ces dépenses visent l’expansion de son réseau immobilier dans les grandes capitales du luxe, ainsi que l’intégration verticale de sa chaîne d’approvisionnement.

En conséquence, aucun dividende n’a été versé au titre de l’année 2024. Une décision rare – la dernière remontait à la période pandémique de 2020 – qui témoigne d’une stratégie patrimoniale tournée vers le long terme.

Un capitalisme familial diversifié

Au-delà de Chanel, les frères Wertheimer ont consolidé un groupe financier diversifié, structuré autour de leur family office, Mousse Partners. Dirigée depuis plus de vingt ans par leur demi-frère Charles Heilbronn, cette entité gère une fortune estimée entre 90 et 100 milliards de dollars. Basée aux Bermudes, avec des antennes à New York, Pékin et Hong Kong, Mousse Partners investit dans le capital-risque, l’immobilier, le crédit et le private equity.

Parmi les investissements récents figurent la marque islandaise 66° North, les startups Everplans et Storr, la biotech Evolved by Nature, le fournisseur de soins Thirty Madison, ou encore la maison The Row, fondée par les sœurs Olsen.

Leur patrimoine comprend également des domaines viticoles renommés, tels que le Château Rauzan-Ségla à Margaux et le Château Canon à Saint-Émilion. Leur écurie de 400 chevaux, héritée de leur grand-père Pierre, s’est imposée sur les plus grandes pistes européennes, avec des victoires dans le Prix de l’Arc de Triomphe en 1976, 1981 et 2012.

La relève s’organise

La transmission s’opère avec la même discrétion que la gestion. David Wertheimer, fils de Gérard, incarne la quatrième génération. Après avoir fondé MM Watches en 2013 et travaillé chez Mirabaud Asset Management, il a lancé en 2023 son propre fonds d’investissement, 1686 Partners, doté de 110 millions de dollars.

La préparation de la relève passe par les structures existantes. Mousse Partners, en particulier, fonctionne comme un lieu de formation interne. Charles Heilbronn, figure-clé du dispositif, en assure la continuité stratégique et familiale.


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