Le scandale « CumCum » est de ceux qui révèlent des failles profondes dans la mécanique démocratique. Il met en lumière un désalignement inquiétant entre la volonté du législateur, l’action du gouvernement et l’influence d’intérêts privés puissants. Au cœur de cette affaire : un dispositif fiscal destiné à endiguer une fraude massive, adopté à l’unanimité par le Parlement en février 2025, puis vidé de sa substance par une instruction administrative contestée, publiée en catimini deux mois plus tard. Le sénateur Jean-François Husson, rapporteur général de la commission des finances du Sénat, a mené le 19 juin un contrôle sur place au ministère de l’Économie. Le constat qu’il en tire est sans appel : « absolument effarant ».
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Une fraude connue, toujours active
Le montage « CumCum », mis au jour dès 2018 par le consortium de journalistes des « CumEx Files », repose sur une technique d’évitement fiscal aussi sophistiquée qu’efficace. Il permet à des actionnaires étrangers d’échapper à la retenue à la source sur les dividendes d’actions françaises, en transférant temporairement leurs titres à une banque ou à un autre intermédiaire français autour de la date de versement. Les actions sont ensuite restituées, et l’opération, rémunérée, permet de capter les dividendes sans subir la fiscalité normalement applicable aux non-résidents.
Ce schéma, bien que documenté depuis plusieurs années, continue de prospérer. Les chiffres en témoignent. L’université de Mannheim a évalué à 33 milliards d’euros le manque à gagner pour l’État français entre 2000 et 2020. Jean-François Husson estime que ce type de montage coûte chaque année entre 1,5 et 2 milliards d’euros aux finances publiques. En 2025, le montant cumulé des redressements liés à cette fraude dépasse les 4,5 milliards d’euros, contre 2,5 milliards évoqués deux ans plus tôt par Gabriel Attal, alors ministre délégué aux Comptes publics. Selon Husson, la fraude non seulement persiste, mais s’intensifie, en dépit des mesures adoptées par la représentation nationale.
Une loi unanime, neutralisée par son décret d’application
Face à ce constat, le Parlement avait pourtant décidé d’agir. Dans le cadre de la loi de finances pour 2025, un amendement sénatorial a été adopté à l’unanimité. Il consolidait un dispositif déjà voté en 2018, affaibli par la suite, en introduisant de nouvelles armes législatives contre les arbitrages de dividendes. La loi, promulguée le 14 février, étendait notamment le champ d’application de la retenue à la source à toute opération ayant un effet économique équivalent à une cession temporaire de titres. Elle introduisait également la notion de « bénéficiaire effectif » à l’article 119 bis du Code général des impôts, une mesure cruciale pour frapper la fraude à sa racine.
Mais à peine deux mois plus tard, dans la nuit du 16 au 17 avril, une instruction fiscale publiée dans le Bulletin officiel des finances publiques a profondément altéré l’esprit du texte. Sous prétexte de clarification, le gouvernement a introduit des exceptions majeures à l’application de l’impôt. En particulier, les banques opérant sur les marchés dits réglementés sont exemptées de retenue à la source si elles affirment ne pas connaître l’identité de leur contrepartie. Or, comme le reconnaissent les services mêmes de Bercy, les pratiques de type CumCum se sont largement déplacées sur ces marchés. En créant cette exception, le texte administratif offre un boulevard à la poursuite de la fraude.
Les alertes ignorées
L’émotion au Sénat a été immédiate. Dès la fin mars, puis à nouveau début avril, Jean-François Husson et Claude Raynal, président socialiste de la commission des finances, ont adressé deux courriers au ministère pour s’opposer à la publication de l’instruction. Leur opposition s’appuyait sur une note interne rédigée par la Direction de la législation fiscale et la Direction générale des finances publiques, datée du 20 mars. Ce document recommandait expressément de ne pas introduire les exceptions demandées par la Fédération bancaire française, en signalant qu’une telle concession soulèverait un « risque polémique sévère ». La note rappelait en outre que les schémas CumCum s’étaient « largement déplacés » vers les marchés concernés par l’exclusion.
Le ministère n’en a pas tenu compte. Interrogé, il affirme que ses décisions sont prises « en toute indépendance vis-à-vis de ses interlocuteurs » et réfute toute entorse à la loi. Une source administrative évoque un arbitrage nécessaire pour assurer la « sécurité juridique » du dispositif, sans céder à la « prudence politique ». Une justification qui ne convainc guère les parlementaires, d’autant que selon Husson, certaines directions de Bercy lui auraient confié n’avoir reçu, depuis sept ans, « aucune commande politique explicite » pour lutter contre cette fraude, malgré son ampleur.
Le rôle central du lobby bancaire
Le nom de la Fédération bancaire française revient à chaque étape du dossier. Selon Husson, c’est elle qui a directement demandé l’ajout des cas de non-application de l’impôt figurant dans l’instruction contestée. Ce ne serait pas une première : en 2018 déjà, la FBF avait obtenu l’abandon d’un premier dispositif anti-CumCum voté au Sénat. En parallèle, l’organisation a déposé un recours devant le Conseil d’État contre la position de l’administration fiscale sur l’imposition des dividendes versés à des non-résidents. En juin 2025, la haute juridiction lui donne raison.
Officiellement, la FBF assume ses démarches, au nom de la « transparence » et de la « clarification juridique ». Elle publie même une note interne, le 2 juin, pour aider les établissements bancaires à appliquer les nouvelles dispositions. Pourtant, en novembre 2024, elle affirmait encore qu’il n’existait « pas de phénomène de fraude en France » lié à l’arbitrage de dividendes. Cette déclaration entre frontalement en contradiction avec les procédures en cours, les redressements notifiés et les constatations des services fiscaux.
Enquêtes, perquisitions, redressements
Face à l’inaction de l’exécutif, c’est du côté judiciaire que se manifestent les réponses les plus tangibles. Le Parquet national financier mène depuis décembre 2021 cinq enquêtes préliminaires pour blanchiment aggravé de fraude fiscale aggravée, dont certaines visent directement les schémas CumCum. En mars 2023, une vaste opération de perquisition est menée dans cinq grands établissements bancaires : BNP Paribas, Société générale, Exane (filiale de BNP), Natixis et HSBC. L’opération mobilise 150 enquêteurs, 16 magistrats du PNF et six procureurs allemands dans le cadre d’une coopération européenne.
Les redressements fiscaux sont massifs. Le Crédit Agricole, de son côté, a accepté un redressement en 2023. Selon un avocat impliqué dans l’affaire, une convention judiciaire d’intérêt public pourrait être envisagée, permettant à la banque de solder le contentieux en échange d’une amende. Celle-ci pourrait dépasser les 2,5 milliards d’euros déjà notifiés aux différents établissements concernés.
Le Parlement « bafoué »
Pour Jean-François Husson, l’affaire dépasse de loin la question technique du droit fiscal. Elle engage la souveraineté parlementaire. Il dénonce un Parlement « bafoué », dont la volonté unanime a été contournée. Le texte d’application du 17 avril, affirme-t-il, doit être retiré, et aucun autre ne doit être publié sans consultation du Parlement. Le ton se durcit : « Rien ne les arrête ! Je suis pourtant loyal au gouvernement… mais s’ils ne comprennent pas même en allant sur place, j’irai au clash ».
Au-delà des institutions, c’est le lien fiscal entre l’État et ses citoyens qui est mis à mal. Le sénateur pose la question qui fâche : « Comment, d’un côté, demander 40 milliards d’euros aux Français, et de l’autre, laisser perdurer la fraude opérée par les banques ? » Il insiste sur l’universalité de l’impôt et la nécessité de traiter tous les contribuables de manière équitable. Si le texte n’est pas retiré, prévient-il, il sera difficilement possible de justifier, en 2026, les efforts budgétaires exigés de la population.
De son côté, le ministère des Finances conteste « totalement » l’analyse du rapporteur. Il estime que le Bofip assure la « bonne application » des dispositions législatives et répond à des « interrogations concrètes des contribuables ». Il ajoute que le dialogue avec Husson a permis de réaffirmer la détermination du gouvernement à lutter « en toute intransigeance » contre la fraude fiscale.
Un symptôme d’un mal plus vaste : la délinquance financière en France
Le scandale CumCum ne se comprend pleinement qu’en le replaçant dans le contexte plus large de la délinquance financière. Le 20 juin 2025, la commission d’enquête du Sénat, présidée par Raphaël Daubet et rapportée par Nathalie Goulet, a rendu ses conclusions. Intitulé Ces dizaines de milliards qui gangrènent la société, le rapport évalue à au moins 58 milliards d’euros par an le montant blanchi en France. Il souligne l’absence de stratégie cohérente pour lutter contre ces pratiques, et pointe un chiffre saisissant : 98 % des avoirs blanchis ne sont jamais saisis.