Julia Cagé, l’économiste qui veut sauver la démocratie

Engagée, brillante et influente : l'économiste Julia Cagé incarne une nouvelle génération d’intellectuelles qui réforment la démocratie de l’intérieur.

À 41 ans, Julia Cagé s’est imposée comme une figure centrale du débat intellectuel en France et en Europe. Économiste spécialisée dans les médias et la démocratie, professeure à Sciences Po, chercheuse internationalement reconnue, auteure prolifique, voix régulière dans la presse, elle conjugue rigueur académique et engagement civique. Dans un champ, l’économie politique, longtemps tenu à distance du débat public, elle incarne une volonté rare : articuler analyse scientifique et transformation démocratique.

Une formation d’élite bâtie avec méthode

Née à Metz (Moselle) le 17 février 1984, Julia Cagé suit un parcours universitaire sans faux pas. Reçue à l’École normale supérieure en 2005, elle y étudie jusqu’en 2010, aux côtés de sa sœur jumelle Agathe. Parallèlement, elle obtient une licence d’économétrie à l’université Panthéon-Sorbonne (2006), puis un master en analyse et politique économiques à l’École d’économie de Paris (2008). Ce parcours d’excellence l’emmène jusqu’à Harvard, où elle soutient en 2014 une thèse intitulée Essays on the Political Economy of Information. Ce travail pose les bases d’un programme de recherche structuré autour des conditions de production d’une information libre et pluraliste dans les démocraties contemporaines.

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Sciences Po et international

De retour en France, elle rejoint Sciences Po Paris en 2014 comme enseignante-chercheuse. Elle y est titularisée en 2021, puis nommée professeure en 2024. Entre 2018 et 2023, elle co-dirige l’axe Évaluation de la démocratie du Laboratoire interdisciplinaire d’évaluation des politiques publiques (LIEPP), une structure qui croise sciences sociales et politiques publiques. En parallèle, elle dirige au niveau européen le réseau Media Plurality Research Policy Network du CEPR (Centre for Economic Policy Research), à la jonction entre recherche académique et régulation des médias.

Ses travaux, publiés dans les revues économiques de premier plan (American Economic Review, Journal of Public Economics, Review of Economic Studies, American Economic Journal), sont reconnus bien au-delà des frontières françaises. L’article The Production of Information in an Online World (2020), coécrit avec Nicolas Hervé et Marie-Luce Viaud, fait référence dans l’analyse de la circulation de l’information à l’ère numérique.

L’information comme infrastructure de la démocratie

L’économie des médias, le financement de la vie politique et l’économie politique constituent les trois piliers de ses recherches. En combinant modèles théoriques, données empiriques massives et analyses économétriques, elle interroge la qualité démocratique des systèmes d’information. Elle montre ainsi, dans une étude couvrant la période 1944-2014, que la diversité des titres de presse à l’échelle locale influe positivement sur le taux de participation électorale.

Cette volonté de faire dialoguer la science économique avec la société se manifeste aussi dans des expérimentations concrètes. En 2025, elle publie les résultats d’une étude randomisée menée dans plus de 250 lycées français : l’objectif, mesurer l’effet de l’accès gratuit à la presse et de programmes d’éducation aux médias sur la connaissance de l’actualité chez les adolescents. Un moyen de tester, grandeur nature, des dispositifs susceptibles de renforcer la culture démocratique dès le plus jeune âge.

Des ouvrages de fond, une volonté de diffusion large

L’engagement intellectuel de Julia Cagé prend également la forme d’une œuvre éditoriale structurée et accessible. En 2015, Sauver les médias propose une alternative au capitalisme de presse, en suggérant un modèle de « société de média à but non lucratif », repris dans dix langues. En 2018, Le Prix de la démocratie décortique les effets pervers du financement privé de la vie politique et obtient le prix Pétrarque de l’essai France Culture–Le Monde. L’ouvrage paraît aussi chez Harvard University Press et reçoit le prix éthique d’Anticor.

En 2021, elle cosigne avec l’avocat Benoît Huet L’Information est un bien public, plaidoyer pour une réforme de la gouvernance des médias, fondée sur une « loi de démocratisation de l’information ». L’ambition : redonner aux journalistes et aux citoyens un pouvoir effectif sur les rédactions. Deux ans plus tard, en 2023, elle publie avec Thomas Piketty Une histoire du conflit politique, fresque historique de 864 pages retraçant les inégalités sociales et les comportements électoraux en France depuis 1789, à partir de données collectées dans 36 000 communes. Une œuvre inédite par sa portée, son ambition empirique et sa capacité à relier histoire, économie et politique.

Julia Cagé ne cantonne pas son action au seul champ académique. En 2017, elle rejoint l’équipe de campagne de Benoît Hamon, avec un rôle central sur le revenu universel d’existence, pendant que sa sœur Agathe devient secrétaire générale. En 2024, elle soutient publiquement le Nouveau Front populaire lors des élections législatives anticipées. Elle participe à des meetings, défend le programme économique, mais refuse d’être candidate, préférant rester une experte engagée. Elle multiplie aussi les tribunes dans Le Monde, pour défendre l’indépendance des médias, la transparence électorale ou encore la réforme des modes de représentation. En janvier 2025, elle salue la création d’une « banque de la démocratie » par François Bayrou, tout en alertant sur les modalités concrètes de sa mise en œuvre.

Une autorité sur la concentration médiatique

Le thème de la concentration des médias traverse l’ensemble de son travail. Dans Pour une télé libre contre Bolloré (2022), elle analyse l’extension du groupe Vivendi – de Canal+ à CNews, en passant par Europe 1 – et ses effets sur le pluralisme de l’information. Elle y propose des réformes précises : modernisation des lois anticoncentration, nouvelles règles de gouvernance dans les entreprises de presse, rééquilibrage du pouvoir dans les rédactions.

Une réflexion qu’elle met aussi en pratique : depuis 2020, elle préside la Société des lecteurs du Monde. Première femme à occuper ce poste, elle y applique les principes de gouvernance démocratique qu’elle promeut, en pesant sur les orientations éditoriales du quotidien.

Avec Thomas Piketty, un couple intellectuel

Depuis 2014, Julia Cagé partage sa vie avec Thomas Piketty. Ensemble, ils ont trois filles et forment un duo influent dans le paysage intellectuel français. Leur collaboration dépasse la sphère privée : ils écrivent ensemble, militent ensemble, défendent un même projet de justice sociale et de transformation démocratique.

Julia Cagé revendique cependant la discrétion. En 2017, elle déclarait : « La photo, ce n’est pas mon truc, je ne me maquille jamais. » Elle court régulièrement – elle a bouclé un marathon en 4h10 – et maintient ce rythme d’endurance dans sa vie professionnelle : enseignement, recherche, interventions publiques, publications. Une discipline qui traduit une cohérence rare entre style de vie et engagement.

Une reconnaissance à la hauteur de l’influence

En 2025, elle reçoit le prix Yrjö-Jahnsson, l’une des plus hautes distinctions pour un économiste européen de moins de 45 ans. Elle partage cette récompense avec David Yanagizawa-Drott. C’est la première fois en douze ans qu’une Française reçoit ce prix. Le jury salue « l’importance cruciale de l’indépendance des médias pour la vitalité démocratique » et souligne la pertinence de ses travaux face aux tensions institutionnelles actuelles.

Cette consécration vient s’ajouter à d’autres distinctions : prix du meilleur jeune économiste français en 2023, financement européen de 1,5 million d’euros pour le projet PARTICIPATE en 2021. Ses publications sont traduites, ses propositions circulent dans les institutions européennes et américaines. Julia Cagé s’affirme comme une voix singulière : une économiste qui tisse un lien constant entre la rigueur scientifique, l’exigence démocratique et la volonté d’agir.


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