Depuis plus de vingt ans, le même récit s’impose, repris, répété, incrusté dans le débat public comme une vérité d’évidence : le système de retraites serait condamné, irrémédiablement menacé par sa propre logique démographique et financière. À chaque mandat ou presque, un gouvernement revient à la charge, invoquant le gouffre à venir, le trou qui se creuse, l’urgence d’agir. Le prétexte reste le même, la rhétorique aussi. Ce qui change, c’est la brutalité des mesures et le rétrécissement du débat.
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La réforme imposée en 2023 par le gouvernement Borne s’inscrit dans cette continuité. Elle pousse plus loin la mécanique déjà bien rodée : faire passer un choix politique pour une nécessité technique. Annoncée comme incontournable, justifiée par l’épouvantail d’un déficit annoncé pour 2030, elle s’appuie sur une lecture biaisée, instrumentalisée, partielle des données produites par le Conseil d’orientation des retraites (COR). Cette instance indépendante n’a pourtant jamais validé le scénario d’un effondrement. Dans son rapport de septembre 2022, elle écrit noir sur blanc que les dépenses sont stabilisées. Il y a un déficit, certes, mais il est limité, transitoire, largement gérable. Ce n’est pas une menace, c’est un ajustement.
Une alarme construite, une urgence fabriquée
Mais ce constat ne fait pas l’affaire du pouvoir. Ce que le gouvernement cherche, c’est à rendre invisible l’idéologie qui guide ses choix. Ce n’est pas l’économie qui impose cette réforme, c’est une volonté de réorganisation budgétaire. Il ne s’agit pas de sauver le système, mais de déplacer les équilibres, de transférer les charges, de répondre à des exigences comptables dictées ailleurs, hors du débat démocratique. Derrière l’argument de la soutenabilité, c’est une logique libérale de long terme qui est à l’œuvre : réduire le périmètre de la solidarité collective pour mieux intégrer la protection sociale à une gouvernance par la dette.
Les chiffres sont clairs, mais ils sont étouffés. En 2021 et 2022, les principaux régimes de retraite étaient excédentaires. Les réserves s’élèvent à plus de 150 milliards. Ce matelas n’est jamais mentionné dans le discours gouvernemental. Pire : le déficit mis en avant n’est pas une dette. C’est une différence annuelle entre recettes et dépenses. Une situation ordinaire, qui peut se corriger par des choix de financement, non par des coups de force contre les droits sociaux.
Des alternatives écartées, une orientation assumée
Le pouvoir aurait pu explorer d’autres pistes. Hausse des cotisations, mise à contribution des hauts revenus, suppression des exonérations patronales injustifiées : autant de mesures qui auraient permis de consolider le système sans allonger la durée de travail. Ces options ont été écartées non parce qu’elles étaient inefficaces, mais parce qu’elles touchaient aux intérêts de ceux que le gouvernement protège. On a préféré faire peser l’ajustement sur les travailleurs, en particulier les plus vulnérables, ceux dont la santé, les carrières et les salaires sont déjà marqués par l’injustice sociale.
Ce qui est imposé ici, ce n’est pas une solution, c’est un cadre. Une manière de gouverner qui neutralise le débat et impose l’adhésion par le fait accompli. Le déficit devient un mot-clé, une discipline, un outil de mise au pas. Il crée un climat où toute opposition est disqualifiée, renvoyée au registre de l’irrationnel ou de l’irresponsable. On ne discute plus d’un projet de société, on gère une variable comptable.
Un pouvoir sans écoute, une démocratie amputée
Cette méthode a un coût : affaiblissement du débat public, disqualification des contre-propositions, montée de la défiance. Ce gouvernement ne convainc plus, il contraint. Il ne gouverne plus au nom de l’intérêt général, mais sous l’empire d’une nécessité qu’il a lui-même fabriquée. Ce déficit est un masque. Une fiction utile pour légitimer l’injustifiable. La vérité, c’est qu’il n’y a pas de crise des retraites. Il y a une crise de la démocratie.
Ce qui manque, ce n’est pas l’argent. Ce qui manque, c’est la parole. Ce qui manque, c’est la clarté sur les choix. Ce qui manque, c’est le respect des citoyennes et des citoyens. Le respect de leur capacité à comprendre, à débattre, à décider. Voilà le vrai déficit.