Cofondateur de PayPal, premier investisseur de Facebook, créateur de Palantir, le milliardaire germano-américain Peter Thiel exerce une influence déterminante sur la technologie, la finance et la politique américaines. Il est l’un des financier de la « nouvelle droite » libertarienne qui prône la fin de la démocratie de masse et rêve d’un monde gouverné par des élites entrepreneuriales. Un “ange noir” de la Silicon Valley, aussi redouté que révéré.
L’ombre portée : la puissance sans spectacle
Peter Thiel n’a ni la popularité d’un Elon Musk, ni la stature iconique d’un Steve Jobs, ni même la médiatisation flamboyante d’un Jeff Bezos. Pourtant, depuis deux décennies, peu de figures ont autant influencé l’architecture souterraine du pouvoir technologique. En mai 2025, Forbes le classe 103e fortune mondiale, avec un patrimoine estimé à 20,8 milliards de dollars. Mais c’est ailleurs que réside sa singularité : dans sa capacité à opérer à l’écart des projecteurs, en tissant patiemment un réseau d’influence qui s’étend des start-up aux cercles intellectuels, des cryptomonnaies aux cabinets ministériels.
« Peter Thiel est la personne la plus influente de la tech dont personne ne veut parler », résume Max Chafkin, son biographe (The Contrarian, 2021). En réalité, on ne peut plus comprendre la Silicon Valley – ni la politique américaine – sans le nommer.
Du jeu d’échecs au contrôle global
Né en 1967 à Francfort, Peter Thiel n’a qu’un an lorsque sa famille émigre aux États-Unis. Suivent des années d’errance : sept écoles primaires, plusieurs continents, un passage marquant en Afrique australe. De cette enfance fragmentée, il tirera un goût prononcé pour la déstabilisation des normes et une méfiance persistante envers la régulation.
Brillant, Thiel s’impose dès le lycée dans les compétitions d’échecs et découvre Ayn Rand et Ronald Reagan, deux influences fondatrices. À Stanford, il fonde The Stanford Review, journal libertarien au ton provocateur, en réaction à la montée du multiculturalisme. Il y forge ses premières armes idéologiques.
Mais c’est sa rencontre avec le théoricien René Girard, professeur à Stanford, qui marque un tournant décisif. La théorie du désir mimétique – selon laquelle les humains désirent ce que désirent les autres, au risque du conflit – deviendra le socle métaphysique de sa vision du monde.
De PayPal à Palantir : la liberté comme cheval de Troie
Peter Thiel n’a jamais fait mystère de son hostilité aux États-nations modernes. Sa première grande entreprise, PayPal, naît de cette défiance : en créant une monnaie électronique indépendante, il espère contourner les banques centrales et les systèmes fiscaux traditionnels. L’entreprise est un succès retentissant, vendue à eBay pour 1,5 milliard de dollars en 2002.
Mais le virage vers Palantir, fondée en 2003, introduit une inflexion majeure. Inspiré par les systèmes antifraude de PayPal et les attentats du 11 septembre, Thiel imagine une plateforme capable de détecter des menaces à grande échelle. Il trouve un appui financier décisif dans In-Q-Tel, le fonds d’investissement de la CIA.
Palantir devient dès lors un partenaire-clé du renseignement américain. Son slogan implicite : « la surveillance peut être éthique, si elle est opérée par les bons acteurs. » Thiel entend construire des outils d’exception, hors du champ de la norme démocratique.
Le philanthrope qui veut abolir l’université
En 2011, Peter Thiel lance un programme qui fait scandale : le Thiel Fellowship, qui offre à des jeunes de moins de 23 ans 200 000 dollars pour… quitter l’université. Son raisonnement est simple : l’enseignement supérieur est devenu une « bulle » comparable à celle des subprimes, survalorisée et inefficace.
Depuis, plusieurs dizaines de boursiers du programme ont fondé des entreprises valorisées à des milliards de dollars, comme Figma ou Ethereum. Thiel ne se contente pas de critiquer l’université : il crée ses propres circuits d’émancipation, et favorise une culture de l’exception contre la reproduction sociale.
Ce faisant, il promeut une méritocratie radicale – mais choisie par lui. Et continue, en parallèle, à enseigner ponctuellement à Stanford, où il recrute une partie de ses talents. L’anti-institutionnel reste un produit des institutions.
Le politicien spectral : Thiel dans la machine Trump
Lorsque Peter Thiel prend la parole à la Convention républicaine de 2016 pour soutenir Donald Trump, il stupéfie la Silicon Valley. « Je suis fier d’être gay. Je suis fier d’être républicain. Et je soutiens Donald Trump. » La phrase fait trembler les lignes.
Son soutien n’est pas seulement financier (1,5 million de dollars). Il est doctrinal. Thiel voit en Trump une figure de « CEO de la nation« , capable de contourner la bureaucratie et d’imposer une vision entrepreneuriale à l’État.
Depuis, il n’a cessé de financer une nouvelle génération de candidats républicains, souvent issus de ses propres cercles professionnels (Blake Masters, J.D. Vance). L’élection présidentielle de 2024, remportée par Trump, marque l’apothéose de cette stratégie : plusieurs membres de son réseau accèdent à des postes de pouvoir. Un « deep state » inversé, piloté depuis Founders Fund.
La revanche froide : Gawker, le silence et la peur
Peter Thiel n’oublie rien. En 2007, le site Gawker publie un article révélant son homosexualité sans son accord. Pendant près de dix ans, il finance dans l’ombre une série de procès contre le groupe, dont celui du catcheur Hulk Hogan. Résultat : Gawker est condamné à 140 millions de dollars, et ferme.
« Une des choses les plus philanthropiques que j’ai faites« , dira-t-il. Sa croisade soulève un débat majeur : un milliardaire peut-il se faire justice lui-même en muselant des médias ? Pour ses détracteurs, c’est un coup porté à la liberté de la presse. Pour ses soutiens, une défense légitime de la vie privée.
Quoi qu’il en soit, le message est passé. Depuis, rares sont les rédactions qui osent enquêter sur Thiel sans trembler. L’ange noir ne menace jamais. Mais son ombre suffit à refroidir.
Pour beaucoup d’observateurs de la Silicon Valley, Peter Thiel apparait comme une figure de transition : celle d’un monde qui bascule de la démocratie représentative vers la gouvernance algorithmique, du débat public vers l’influence privée, de la régulation vers l’exception.