Le football français est en état d’alerte. À deux mois de la reprise de la Ligue 1, aucun diffuseur n’est confirmé, les clubs sont au bord de l’asphyxie, et la gouvernance de la LFP a perdu toute crédibilité. Face à ce chaos, la Ligue fait appel à un poids lourd de l’audiovisuel : Nicolas de Tavernost. À 74 ans, l’ancien patron de M6 sort de sa semi-retraite pour affronter ce qu’il appelle lui-même un « Himalaya à franchir ».
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Un expert de l’audiovisuel face au défi du football
2 juillet 2024. Nicolas de Tavernost est nommé directeur général de LFP Media, la filiale commerciale de la Ligue de football professionnel. Le football français, englué dans un litige avec DAZN, son principal diffuseur, fait face à une crise financière sans précédent. Aucun contrat n’est sécurisé pour la diffusion de la saison 2025-2026, les clubs n’ont plus de garanties de revenus, et la LFP ne dispose plus de ressources significatives, hormis les 8 à 9 millions d’euros issus des paris sportifs. Le temps presse.
Pourquoi lui ? Parce qu’il connaît mieux que quiconque les logiques du marché audiovisuel. Pendant 37 ans, Nicolas de Tavernost a fait de M6 un modèle de rentabilité dans l’audiovisuel européen. Président du directoire de 2000 à 2024, il a conduit le groupe à 1,3 milliard d’euros de chiffre d’affaires en 2023, avec une marge opérationnelle de 23 %. Sous sa direction, M6 a su tirer parti des grandes mutations du secteur : télé-réalité, séries américaines, TNT, replay, streaming.
Son parcours est celui d’un stratège : des choix payants, des virages bien négociés, et une maîtrise reconnue des rapports de force. C’est aussi une figure tutélaire : dans le PAF, il est surnommé « le parrain ». Un patron historique, autant redouté que respecté, à la longévité exceptionnelle.
Issu d’une famille noble, élevé chez les jésuites, diplômé de Sciences Po Bordeaux, Nicolas Bellet de Tavernost, dit Nicolas de Tavernost, commence sa carrière dans la fonction publique, au ministère des PTT. Il passe au privé en 1986, rejoint la Lyonnaise des eaux, puis lance M6 en 1987. Directeur général adjoint, puis DG, il gravira les échelons jusqu’à présider le groupe. Son style : discret, rigoureux, déterminé. Il ne multiplie pas les interventions publiques, mais sait où il va — et ce qu’il veut obtenir.
Une légitimité construite dans le monde du football
Ce retour dans le football professionnel n’est pas un saut dans l’inconnu. De 1999 à 2018, M6 a été propriétaire des Girondins de Bordeaux, un club que Tavernost a suivi de très près. Il en parle souvent comme d’une aventure marquante : « À l’étranger, on me parle plus de Bordeaux que de M6 », disait-il.
Pendant cette période, il a vu de l’intérieur les réalités du football français : contraintes budgétaires, gouvernance complexe, pression des résultats, exigences des supporters. Il est aussi familier de la question des droits : M6 a diffusé plusieurs championnats d’Europe, et possède les droits de la Coupe du monde jusqu’en 2030. Une légitimité précieuse dans un univers où les clubs attendent des actes, pas des discours.
Des négociations tendues autour des droits TV
La tâche est immense. Le contrat de diffusion signé avec DAZN, censé rapporter 400 millions d’euros par an entre 2024 et 2029, est aujourd’hui en suspens. Le diffuseur britannique, qui aurait accumulé entre 200 et 250 millions d’euros de pertes en France, n’inspire plus confiance. Un contentieux judiciaire est en cours : deux issues sont sur la table. Soit une rupture, avec 85 millions d’euros d’indemnités versées par la LFP ; soit la création d’une chaîne commune, pour laquelle DAZN devrait investir 110 millions sur deux ans. Mais les négociations sont dans l’impasse. La date butoir fixée au 31 mai a été repoussée au 15 juin. Aucun accord en vue.
Dans ce vide stratégique, Tavernost envisage une solution radicale : la création d’une chaîne 100 % Ligue 1. Un projet ambitieux… mais à haut risque. Le problème ? Personne, pour l’instant, n’est prêt à garantir le fameux « minimum garanti » sur lequel repose le modèle économique. Il l’a reconnu lui-même : « ce n’est pas rassurant pour les clubs », qui attendent des rentrées rapides, pas une promesse lointaine.
Parallèlement, Tavernost a réactivé les réseaux du PAF : Amazon Prime Video, Canal+, beIN Sports, Disney+. Tous sont sondés. Il cherche à remettre l’écosystème autour de la table, à défaut d’un accord avec DAZN. Certains espèrent même un retour de Canal+, acteur historique dont l’absence est devenue un symbole de la défiance entre clubs et diffuseurs.
Cette tension économique se double d’un agacement plus discret : le contrat de Nicolas de Tavernost prévoit un salaire annuel de 600 000 euros, assorti d’une prime dite de « fidélité » de 500 000 euros par an tant qu’il restera en poste. Une rémunération qui a fait grincer des dents dans certains clubs de Ligue 1, eux-mêmes sommés de se serrer la ceinture dans un contexte de disette. Le contraste entre austérité budgétaire et prime généreuse a été peu goûté, même si la LFP justifie ce niveau par l’importance stratégique de sa mission.
Une réforme de gouvernance inspirée du modèle anglais
Cette mission dépasse largement la seule question de la diffusion. Elle s’inscrit dans un contexte de refonte profonde de la gouvernance du football professionnel. Le président de la FFF, Philippe Diallo, pousse une réforme inspirée du modèle anglais : une « Premier League à la française », qui verrait la disparition de la LFP au profit d’une société commerciale contrôlée par les clubs, mais étroitement encadrée par la Fédération.
Ce nouveau schéma rebat toutes les cartes. La FFF garderait un pouvoir de veto, via une action préférentielle, et récupérerait certaines compétences comme la DNCG. Des réformes législatives sont en discussion, avec une proposition de loi attendue au Sénat le 10 juin. La FFF souhaite aussi introduire de nouveaux ratios financiers : limitation des effectifs, plafonnement des masses salariales, renégociation de la répartition des droits.
Dans ce chantier institutionnel, le rôle de LFP Media devient central. Plusieurs voix, comme celle du sénateur Michel Savin, dénoncent la confusion actuelle entre Fédération, Ligue et filiale commerciale. Savin plaide pour un recentrage des pouvoirs entre les mains de LFP Media, et souhaite que la FFF y obtienne une voix délibérative.
Le précédent Benjamin Morel, ex-DG de LFP Media, a laissé des traces. Il a été publiquement accusé par Nasser Al-Khelaïfi d’agir « contre la Ligue, contre les clubs ». Une manière implicite de souligner que Tavernost, lui, arrive avec la confiance du système — clubs et partenaires financiers, dont le fonds CVC, lui ont donné leur feu vert.
Le dernier défi de Nicolas de Tavernost
Tavernost n’a pas été parachuté. Il a démissionné de son poste de PDG par intérim de RMC BFM pour éviter tout conflit d’intérêts. Il reste vice-président de CMA Médias, et conseiller de Rodolphe Saadé. Il est également vice-président du conseil d’administration de GL Events, preuve que son influence ne se limite pas au sport ou aux médias.
À 74 ans, il aurait pu se retirer définitivement. Il a préféré revenir. Pas pour gérer la routine, mais pour piloter une transition. Son expertise, sa connaissance des acteurs, son goût pour les défis complexes — tout converge vers ce moment. Et si son passage à la tête de LFP Media devait durer, ce serait comme chef d’orchestre d’une mutation globale du football français : un passage d’un système sous perfusion à un modèle refondé, plus rationnel, plus cohérent. Mais la route est escarpée. Et l’Himalaya est encore devant lui.