Il dirige le plus grand groupe de luxe au monde, contrôle une partie de la presse française et pèse sur les équilibres économiques aussi bien que symboliques. Pourtant, Bernard Arnault cultive le secret comme d’autres leur image. Peu d’interviews, peu de discours, peu d’apparitions publiques : son pouvoir s’exerce loin du vacarme. À contre-courant des patrons médiatiques, il a bâti son empire dans le silence, en combinant stratégie financière, verrouillage juridique et maîtrise de l’information. Comment Bernard Arnault est-il devenu l’homme le plus influent de France sans jamais vraiment s’exposer ? Enquête sur une domination feutrée mais totale.
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Né à Roubaix en 1949, Bernard Arnault grandit dans une famille bourgeoise du Nord. Dès l’enfance, il baigne dans une culture de rigueur, de travail et de discrétion. Son père, ingénieur, dirige l’entreprise de travaux publics Ferret-Savinel, léguée par son beau-père. Mais ce sont ses grands-parents, et surtout sa grand-mère maternelle, qui jouent un rôle décisif : elle lui transmet l’idée que « seul le travail paye », et l’intuition d’une supériorité innée, à entretenir par l’effort.
Ce jeune garçon solitaire, excellent élève, mélancolique selon ses camarades, montre très tôt une capacité de concentration hors norme. Refusant les hasards, il veut maîtriser chaque paramètre. Ce trait marquera toute sa carrière. Sa trajectoire illustre une volonté constante d’échapper à l’imprévu, de contourner l’exposition publique, de verrouiller les leviers de pouvoir — et de toujours avancer en minimisant les signes extérieurs de conquête.
Une méthode : posséder plus avec moins
La véritable force d’Arnault ne se situe pas dans la création de produits, mais dans la structuration du pouvoir autour d’eux. Très tôt, il comprend que le contrôle n’est pas une affaire de quantité mais de structure. En témoigne sa technique dite des « poupées russes » : un enchevêtrement de holdings où chaque niveau permet de démultiplier son influence avec une mise de fonds limitée.
Exemple emblématique : en devenant actionnaire majoritaire de LVMH, il ne détient que 28 % du capital du groupe… tout en gardant la main sur 51 % des droits de vote via des sociétés intermédiaires, des holdings familiales, des pactes d’actionnaires. Une manœuvre permise par une cascade de structures juridiques, inspirée de la banque Lazard, et décrite comme l’un des montages de contrôle les plus sophistiqués du CAC 40.
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Cette même logique préside à toutes ses opérations. En 1984, pour reprendre le groupe en faillite Boussac Saint-Frères, il apporte 90 millions de francs issus de sa fortune familiale, et en mobilise 310 supplémentaires via les banques (Lazard, Crédit Lyonnais). Le tout en exigeant le contrôle absolu de la société. Il se débarrasse ensuite des branches textiles et de la distribution (Conforama), conservant uniquement les actifs précieux : Christian Dior et Le Bon Marché. Le démantèlement rapide du groupe (moins de 9 000 salariés maintenus sur les 12 000 promis) ne lui vaut ni sanctions ni reproches officiels. Sa discrétion, et sa capacité à sécuriser l’aval des pouvoirs publics, ont fait le reste.
La conquête silencieuse de LVMH : un coup de force sans fracas
En 1987, LVMH est encore un conglomérat fragile, né de la fusion conflictuelle entre Moët Hennessy et Louis Vuitton. Bernard Arnault y voit une opportunité. Il commence par négocier avec Jacky Letertre pour acquérir les parfums Dior, puis se rapproche du président de Louis Vuitton, Henry Racamier, en conflit ouvert avec Alain Chevalier (Moët). Ensemble, ils lancent une OPA “amicale” sur le groupe.
Mais rapidement, Arnault retourne la situation. Il s’allie avec les banquiers, utilise les dissensions internes, et devient l’actionnaire principal du groupe. En 1989, la guerre est finie : Arnault est patron de LVMH, Racamier est évincé, les statuts modifiés.
Le tout s’est joué en moins de deux ans, sans prise de parole publique ni démonstration de force apparente. La Commission des opérations de bourse (COB) révisera par la suite les règles d’OPA, imposant qu’au-delà de 33 %, une offre soit lancée sur la majorité du capital — une conséquence directe de cette opération.
L’information sous contrôle : médias, récits et silences stratégiques
L’autre domaine où Arnault exerce un contrôle méticuleux : la communication. Il ne parle jamais au hasard, et préfère souvent ne pas parler du tout. Pour mieux verrouiller sa représentation, il a investi dans plusieurs organes de presse : Les Échos, Radio Classique, Paris Match, Le Parisien, Challenge.
Dans ces titres, les consignes sont claires. Pas de Une sans validation. Pas de critiques frontales. En septembre 2024, un e-mail interne à LVMH interdit à plusieurs cadres dirigeants de répondre à sept médias d’investigation (dont Mediapart, La Lettre, Miss Tweed, Le Canard enchaîné), les accusant d’attaques racoleuses contre le groupe.
Ce verrouillage va au-delà de la possession. Le groupe utilise le levier publicitaire pour dissuader toute critique. Des journaux ayant publié des enquêtes sur Arnault ou LVMH ont vu des campagnes publicitaires supprimées ou gelées. Le Monde, Libération, France 3 en ont fait l’expérience. Dans le cas du documentaire satirique Merci Patron ! de François Ruffin, la rédaction du Parisien aurait reçu l’interdiction de mentionner le film — une décision dénoncée comme une autocensure manifeste par les syndicats de journalistes.
Le culte de la stabilité : anticiper, verrouiller, transmettre
Bernard Arnault a aussi conçu son empire pour lui survivre. En 2012, il demande la nationalité belge, provoquant une tempête médiatique. Derrière cette manœuvre, selon plusieurs sources, une logique successorale : éviter les conflits entre ses cinq enfants à sa mort en créant une fondation de droit belge, conçue pour garantir l’unité de LVMH. Les actifs sont transférés en Belgique en 2013.
Le modèle est simple : maintenir le contrôle familial tout en limitant l’exposition publique et fiscale. En parallèle, ses enfants (Delphine, Antoine, Alexandre, Frédéric, Jean) sont peu à peu placés à des postes clés dans les maisons du groupe.
Arnault redoute les aléas. Il craint les changements de majorité politique. Il anticipe les tensions entre héritiers. Il verrouille les chaînes de décision. Et lorsqu’il s’agit de philanthropie, il agit de manière tout aussi contrôlée. Les 200 millions d’euros donnés à la reconstruction de Notre-Dame ou les 10 millions aux Restos du Cœur ne donnent lieu à aucun crédit d’impôt. Mais permettent de réaffirmer son rôle de bâtisseur national — sans jamais le dire lui-même.