Alain Afflelou, l’insoumis

Opticien rejeté à ses débuts, Afflelou a créé un empire. Son secret ? Provocation, flair marketing et une folle envie de dynamiter les règles.

Il a fait de la provocation une méthode, de l’innovation un réflexe, de son nom une marque. Depuis plus de cinquante ans, Alain Afflelou défie les normes d’un secteur qu’il jugeait engoncé, voire archaïque. Boycotté, poursuivi, copié, il n’a jamais cessé d’avancer. Afflelou a imposé sa vision en forçant le passage. Portrait d’un homme qui n’a jamais attendu qu’on lui donne la permission de changer les choses.

Riche de deux vies

L’histoire commence loin des vitrines d’optique. À Oran, où Alain Afflelou naît et grandit jusqu’à l’âge de 14 ans. Son père est boulanger, artisan du quotidien. Il se souvient de cette enfance avec chaleur, et parle souvent de son identité double, comme tant de pieds-noirs : une première vie en Algérie, une seconde en France. Il dit avoir « été riche de deux vies », riche aussi de cette odeur de pain, de chocolat Poulin et de souvenirs simples mais fondateurs.

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Ce sens du travail, du commerce ancré dans le geste concret, il le doit à ce père boulanger. Gagner sa vie « à la sueur de son front » reste une valeur cardinale dans son récit. Lorsqu’il rentre en France avec sa famille intacte, contrairement à beaucoup d’autres rapatriés, il comprend déjà que rien ne lui sera donné.

Diplômé opticien et audioprothésiste en 1972, il frappe aux portes des opticiens établis. Refus. Inexpérimenté, disent-ils. Trop jeune. Il aurait pu renoncer ou patienter. Il préfère créer. À 22 ans, avec son épouse, il ouvre son premier magasin au Bouscat, dans la banlieue bordelaise, là où réside sa famille. Ce sera le premier acte d’une longue série de ruptures.

Rompre avec les codes d’un secteur figé

À l’époque, l’optique française est un secteur verrouillé, solennel, presque médical. Les opticiens portent la blouse blanche comme les pharmaciens ou les médecins, bien qu’ils ne soient ni l’un ni l’autre. Les montures sont rangées derrière des vitrines, inaccessibles. Le client est un patient, pas un consommateur.

Alain Afflelou balaie tout cela. Il conçoit un magasin qui lui ressemble, inspiré davantage du prêt-à-porter que du cabinet médical. Les lunettes sont exposées, accessibles, essayables. Le conseil est personnalisé, l’ambiance détendue. Ce choix n’est pas esthétique, il est politique. Il veut transformer une obligation visuelle en un acte de plaisir. Briser le tabou du port de lunettes.

Mais sa plus grande audace vient d’ailleurs : il ose faire de la publicité. À une époque où elle est quasiment inexistante dans le secteur, jugée vulgaire, inappropriée, presque indécente. Il estime, au contraire, qu’elle est nécessaire. « Porter des lunettes était considéré comme un malheur », dit-il. Il veut faire de ce malheur une opportunité de style. Il choque, il dérange, il attire. « On est fou d’Afflelou », clame-t-il bientôt dans un slogan devenu culte. Une marque est née, mais aussi une posture : Afflelou sera l’homme qui dit non à ce qu’on attend de lui.

Contourner, résister, inventer

La montée en puissance est rapide, mais semée d’embûches. Dès 1977, une nouvelle menace pèse : certaines mutuelles signent des accords d’exclusivité avec des opticiens partenaires. Leurs assurés n’ont plus qu’un seul choix s’ils veulent bénéficier du tiers payant. Afflelou est exclu de ces réseaux. Sa fréquentation chute. Il réagit à sa manière : frontalement.

Il lance une campagne choc : « La moitié de votre monture à l’œil chez Alain Afflelou ». Il baisse drastiquement ses prix pour attirer une clientèle plus large. Il compense par le volume. Le succès est immédiat, mais suscite l’hostilité de ses confrères. À Bordeaux, puis ailleurs, les opticiens s’unissent pour le boycotter. Les fournisseurs, mis sous pression, cessent de lui livrer. Il contourne l’obstacle en s’approvisionnant à l’étranger, souvent à meilleur prix. Le modèle tient.

Mais la bataille se déplace sur le terrain juridique. Le droit français interdit les remises permanentes sur des prix non pratiqués le mois précédent. Chaque implantation devient un nouveau procès. Il gagne, parfois. Il perd, souvent. L’énergie dépensée est énorme. Fatigué, il finit par abandonner cette stratégie.

Il ne capitule pas : il innove. Il propose alors des montures « à prix coûtant ». Il ne gagne plus sur les montures, mais sur les verres. Le client y trouve toujours son compte. C’est légal. Et efficace. Il ouvre de nouveaux magasins, franchit la barre des 100 boutiques au début des années 1980. À chaque tentative d’enfermement, Afflelou invente une porte de sortie.

Le coup de maître : « Tchin Tchin »

Dans les années 1990, le modèle s’essouffle. La concurrence se renforce. Un brainstorming aboutit à une idée simple mais redoutable : deux paires pour le prix d’une. La deuxième ne coûte qu’un franc de plus. Le concept « Tchin Tchin d’Afflelou » naît. C’est un triomphe.

Les clients comprennent immédiatement l’intérêt : pouvoir alterner, remplacer, anticiper. Le prix reste attractif, l’image dynamique. La campagne marque les esprits. Le groupe repart à la conquête du marché, en France, mais aussi en Belgique, premier pas à l’international.

Afflelou démontre une nouvelle fois qu’il sait capter ce que veulent les clients, parfois avant qu’ils le formulent. Son intuition est souvent plus juste que les études de marché. Il se méfie des consensus. Il écoute, mais tranche seul. Son échec avec l’opération « Chiche ! » — une tentative de suivre un concurrent offrant des lunettes à zéro franc — lui a appris à ne pas se déjuger sous pression. « Le choix le plus sûr n’est pas toujours le meilleur », dira-t-il plus tard.

Diversifier pour mieux résister

Fort de son image, il décide de dupliquer la méthode au secteur de l’audition. En 2011, il lance « Alain Afflelou Acousticien ». Là aussi, il veut casser les codes. Rendre les appareils auditifs plus accessibles, plus discrets, plus assumés. Il incarne lui-même cette rupture : malentendant, il montre ses propres aides auditives. Il veut « dédramatiser », « dépoussiérer », changer le regard sur l’âge et la perte d’audition.

Le succès est là, notamment auprès des seniors, sensibles à cette approche directe, transparente, presque intime. Il décline même une ligne d’appareils invisibles, pour ceux qui préfèrent la discrétion.

Dans le même esprit, le groupe s’ouvre au numérique : site de vente en ligne, plateformes de lentilles, essayage virtuel, prise de rendez-vous omnicanale. Il investit même TikTok et explore le metaverse, à condition, dit-il, « que cela soit utile au client ».

Contre les mutuelles, pour la liberté de choix

Afflelou ne se prive pas non plus d’intervenir dans le débat public. Il dénonce régulièrement les projets de loi favorisant les réseaux fermés de soins. Pour lui, ces pratiques créent une « santé à deux vitesses », où les patients ne peuvent plus choisir librement leur opticien ou audioprothésiste. Il défend la concurrence comme levier d’équité, et conteste l’idée que les prix de l’optique en France seraient parmi les plus élevés d’Europe : « C’est une légende », tranche-t-il.

Il est également critique vis-à-vis de la vente de lunettes sur Internet, qu’il juge marginale, peu fiable, et insatisfaisante pour le client. L’examen de vue, l’essayage, l’ajustement : rien de tout cela ne peut, selon lui, être remplacé par un écran.

Un patriarche qui continue de veiller

Aujourd’hui âgé de 74 ans, Alain Afflelou n’est plus aux commandes opérationnelles. Depuis 2012, il a confié cette tâche à d’autres. Mais il continue de jouer un rôle central : dans la stratégie, dans la communication, dans la transmission.

En 2022, son fils cadet, Anthony, devient directeur général. Il a grandi dans l’entreprise, figuré enfant dans les pubs « Tchin Tchin », appris le métier sur le terrain, notamment en Espagne. Il reprend le flambeau, mais assure que les discussions du dimanche n’abordent jamais l’entreprise. Un signe que la succession est préparée, assumée, maîtrisée. Afflelou, lui, continue de recevoir les nouveaux franchisés, de réfléchir aux prochaines évolutions du groupe. Ce qui l’anime n’a pas changé : l’innovation, l’écoute client, le marketing astucieux, et cette envie de faire bouger les lignes.


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