Avec une valorisation dépassant les 5 milliards de dollars, Zapier s’est imposée comme un acteur majeur de l’automatisation sans code. Pourtant, cette entreprise aux fondations solides, au modèle frugal et à la croissance organique exemplaire a tout d’une anomalie dans l’écosystème numérique américain. Voici l’histoire peu conventionnelle d’une startup qui a choisi de réussir… autrement.
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Genèse : du jazz à l’automatisation
Columbia, Missouri. C’est là que tout commence, loin de la Silicon Valley. Wade Foster et Bryan Helmig se rencontrent à l’Université du Missouri. Tous deux passionnés de jazz – saxophonistes dans un même quartet – ils partagent aussi un goût prononcé pour la technologie. Foster, diplômé en ingénierie industrielle en 2008, découvre sa vocation presque par hasard, à travers un stage d’été dans une petite startup logicielle. “C’était tellement cool pour moi que six ou sept personnes puissent créer quelque chose dans une maison, et que des gens à des milliers de kilomètres l’achètent. J’ai su immédiatement que je voulais en faire ma carrière”, raconte-t-il.
À la même époque, Helmig travaille chez Veterans United Home Loans, où il devient une figure locale du code. Ensemble, ils gagnent la réputation de “geeks de service” : des freelances à qui les entrepreneurs de Columbia demandent sans cesse d’intégrer divers logiciels.
C’est un troisième acteur, Mike Knoop, qui viendra compléter le trio. Il découvre Helmig en ligne via Hacker News, explore ses projets open source, puis réalise qu’ils travaillent… dans la même entreprise. Une rencontre improbable, comme souvent dans les débuts de grandes aventures.
Le déclic : Startup Weekend, 2011
L’idée de Zapier jaillit le 8 septembre 2011, au détour d’une conversation entre Foster et Helmig. Leur frustration commune : devoir sans cesse connecter manuellement emails, bases de données et logiciels métiers. Ils imaginent alors un outil d’intégration automatisée baptisé “API Mixer”.
Quelques semaines plus tard, le destin frappe à la porte. Mike Knoop, en ouvrant par hasard une newsletter universitaire qu’il ignore habituellement, tombe sur une annonce : “Startup Weekend is coming to Columbia.” L’événement coûte 50 dollars, une petite fortune pour un étudiant, mais Knoop fonce. Il contacte Helmig, réserve sa place et s’apprête à vivre un week-end qui changera sa vie.
Du 30 septembre au 2 octobre 2011, l’équipe se forme, se teste, et crée en un temps record un prototype fonctionnel. Le dimanche, lors de la présentation finale, elle bluffe le jury et le public en réalisant une intégration en direct entre Twitter et Highrise, une application CRM. L’audience est invitée à tweeter @zapier : 45 tweets avant le crash, plus de 100 mentions en cinq minutes, dont certaines de personnalités du monde tech. La démonstration convainc. Zapier remporte le concours.
Premiers pas : nuits blanches et validation client
Fort de cette première reconnaissance, le trio poursuit le développement de Zapier… après le travail. Toujours employés chez Veterans United, ils consacrent leurs soirées et week-ends à coder jusqu’à 3 heures du matin.
Pour trouver ses premiers clients, Foster applique une stratégie artisanale mais efficace. Il écume les forums d’aide de produits comme Salesforce, Evernote ou Dropbox, identifie les besoins en intégration, répond manuellement aux questions, et introduit une solution : Zapier.
La tactique paie. En novembre 2011, l’entrepreneur Andrew Warner, animateur du podcast Mixergy, paie 100 dollars pour accéder à la bêta de Zapier. C’est la première vente, la première preuve que le besoin est réel — et que le produit peut résoudre un vrai problème.
De Columbia à la Silicon Valley
En 2012, Zapier est acceptée au sein du prestigieux accélérateur Y Combinator. Une étape décisive, qui crédibilise le projet mais ne le détourne pas de sa ligne : produit d’abord, croissance ensuite. Contrairement à d’autres startups issues du programme, les fondateurs refusent de lever massivement. Ils préfèrent avancer prudemment, en écoutant leurs utilisateurs.
La croissance est organique, méthodique. En décembre 2012, Zapier compte déjà 100 000 utilisateurs. L’année suivante, la plateforme intègre des dizaines de nouveaux services.
Entre 2012 et 2024, Zapier connaît une trajectoire ascendante remarquable :
- 2017 : 14,4 millions de dollars de revenus
- 2020 : 100 millions de dollars
- 2021 : 140 millions de dollars et 7 millions d’utilisateurs
- 2023 : 250,7 millions de dollars – +26 % de croissance annuelle
- 2024 : 310 millions de dollars, plus de 100 000 clients payants
La pandémie de Covid-19 joue un rôle d’accélérateur. Avec l’essor du télétravail et des outils collaboratifs, les entreprises recherchent des solutions pour automatiser leurs processus. Zapier, avec ses connecteurs “sans code”, devient un outil clé de la productivité numérique.
Le modèle Zapier : frugalité, distance et rentabilité
À rebours des codes de la Silicon Valley, Zapier se distingue par sa sobriété financière. En 2014, elle lève seulement 1,2 million de dollars. En 2017, une opération secondaire permet aux fondateurs et salariés de vendre pour 35 millions d’actions, valorisant la société à 1,1 milliard. Depuis, aucune levée supplémentaire.
“Nous avons été une entreprise bizarre de bout en bout”, confie Wade Foster. Cette « bizarrerie » inclut le choix radical du télétravail intégral, dès les débuts. Zapier est remote-first depuis 2011, bien avant que cela ne devienne tendance. Une culture qui privilégie l’autonomie, la documentation, et la clarté dans la communication.
Un impact profond sur l’économie numérique
Aujourd’hui, Zapier connecte plus de 8 000 applications et sert plus de 3,4 millions d’entreprises dans 40 pays. Son impact se mesure aussi en temps et en coûts économisés.
Quelques chiffres révélateurs :
- 66 % des travailleurs du savoir estiment que l’automatisation leur permet de se concentrer sur des tâches plus significatives
- 88 % des PME disent que cela les aide à rivaliser avec les grandes entreprises
- 500 000 dollars d’économies mensuelles sur les recrutements IT
- 27,5 % des tickets IT résolus automatiquement
Fidèle à son ADN, Zapier continue d’innover. En 2023-2024, l’entreprise lance des agents d’IA expérimentaux capables d’exécuter des chaînes d’actions complexes à travers plusieurs outils connectés. L’objectif : transformer l’automatisation d’un ensemble de “zaps” linéaires en véritables assistants intelligents.
Mais la stratégie reste constante : une croissance maîtrisée, une écoute attentive des utilisateurs, et une mission inchangée — rendre l’automatisation accessible à tous.