Il arrive, parfois, que les politiques industrielles donnent autre chose que des rapports ou des usines fantômes. Entropy en est la preuve. Née dans le giron d’un institut public, propulsée par l’obsession française pour la deeptech, la petite pousse versaillaise réussit le grand écart entre excellence académique et efficacité économique. Un cas d’école.
Du laboratoire au bitume
Entropy, c’est une histoire comme les investisseurs les aiment : un laboratoire, une innovation brevetée, une start-up. En 2019, cinq chercheurs de l’institut VEDECOM, organisme mi-public mi-privé dédié aux mobilités décarbonées, décident de transformer quatre années de recherche sur les données de déplacement en une technologie commercialisable. Résultat : une jeune pousse, des brevets, et un pied dans le grand bain du marché. Classique dans un monde anglo-saxon. Presque exotique sous nos latitudes.
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Le modèle intrigue. Sur les 3 200 projets soutenus par France 2030, Entropy coche toutes les cases : ancrage territorial, mix public-privé (60% des effectifs viennent de la sphère publique), et valorisation de la recherche par l’action. VEDECOM reste dans la boucle avec un accord de licence bien ficelé, et des redevances qui retournent à la source. Une mécanique qui tourne – pour une fois.
Une IA pour prédire les flux… et les succès
Mais ce qui change tout, c’est Azoth. Une intelligence artificielle prédictive, dopée aux données, qui anticipe les usages des mobilités urbaines avec une précision chirurgicale. Développée en collaboration avec la Software République – le club très fermé de Renault, Orange, Thales et consorts – Azoth croise géolocalisation, météo et historique des trajets. Le tout en temps réel.
À Saint-Quentin-en-Yvelines, les trottinettes Tier se repositionnent toutes seules ou presque. Moins de temps d’attente, moins de CO₂, plus de vélos là où il faut, quand il faut. Les chiffres impressionnent : -40% sur les temps d’attente, -23% d’émissions, +18% d’usage. Mieux : JCDecaux a trouvé là de quoi muscler ses flottes de vélos, et Chronopost a taillé 12% sur ses tournées. Ce n’est plus de l’innovation, c’est de la logistique de précision.
L’État stratège, pour une fois ?
Le coup de projecteur vient en décembre 2023, quand Sami Kraiem, le patron d’Entropy, présente Azoth à Emmanuel Macron. Une scène millimétrée, façon vitrine technologique. Mais derrière l’image, il y a les chiffres : 500 000 euros de la région Île-de-France, une intégration au programme “Première Usine” de France 2030, et une levée de fonds à 6 millions d’euros en mars 2025. En trois ans, la valorisation passe de 15 à 120 millions d’euros. De la belle ouvrage.
Derrière Entropy, c’est tout un écosystème qui se met en place. L’État ne se contente plus de subventionner à l’aveugle, il assemble les pièces : industriels, chercheurs, investisseurs. Reste à voir si cette stratégie peut se généraliser. Aujourd’hui, la deeptech française commence à sortir de terre. Mais la forêt reste clairsemée.
De la trottinette au CHU
Entropy ne veut pas s’arrêter aux mobilités. Ses algorithmes prédictifs migrent déjà vers d’autres secteurs : santé, énergie, logistique. Le CHU de Lille s’en sert pour anticiper les pics de fréquentation, EDF pour mieux répartir les bornes de recharge électrique. L’ambition est claire : devenir un moteur transversal de l’optimisation urbaine.
Mais toute croissance a ses nœuds. Le marché des ingénieurs IA est sous tension, les salaires flambent, et les brevets déposés – douze en deux ans – doivent être défendus à coup de millions en R&D. Entropy consacre 15% de son chiffre d’affaires à la recherche. Un luxe, mais aussi une nécessité.