Schumpeter, le retour en grâce d’un économiste visionnaire

La "destruction créatrice", concept développé par Joseph Schumpeter, s’impose à nouveau comme une clé de lecture de l’économie

Face à la révolution numérique, à la transition énergétique et à l’automatisation de l’économie, la pensée de Joseph Schumpeter refait surface. Cet économiste autrichien, longtemps éclipsé par Keynes, est aujourd’hui redécouvert à travers un concept devenu central : la « destruction créatrice ».

Cette théorie affirme que l’innovation ne se contente pas d’ajouter de la croissance : elle détruit l’ancien monde économique pour en faire émerger un nouveau. Une dynamique à l’œuvre dans tous les secteurs industriels, de l’énergie à l’automobile, et désormais reprise par les politiques publiques.

Une accélération des transformations industrielles

En 2025, la métamorphose des infrastructures énergétiques est en cours. La capacité mondiale de stockage d’énergie pourrait atteindre 1500 GW d’ici 2030, soit six fois plus qu’en 2022. L’industrie automobile suit la même trajectoire : Stellantis prévoit de lancer 75 modèles électriques d’ici la fin de la décennie, avec un investissement de plus de 50 milliards d’euros.

Ces transitions industrielles valident le diagnostic posé par Schumpeter dès les années 1940 : l’innovation ne se déploie qu’en remplaçant les structures existantes. La « destruction créatrice » n’est pas une crise temporaire, mais une dynamique permanente.

Un concept théorisé dans « Capitalisme, socialisme et démocratie »

En 1942, Schumpeter publie Capitalisme, socialisme et démocratie. Il y décrit le capitalisme comme un système instable, animé par un processus de destruction et de création continue. Chaque vague d’innovation chasse l’ancienne économie. Ce qu’il appelle un « ouragan perpétuel ».

L’innovation devient alors la principale force de transformation. Mais ce processus a ses gagnants et ses perdants. L’émergence de nouveaux marchés condamne les anciens. Le capitalisme ne progresse pas par l’équilibre, mais par les ruptures.

Un parcours à la marge de l’économie académique

Né en 1883 en Moravie, Schumpeter se forme à Vienne auprès des grands noms de l’école autrichienne d’économie. Il obtient son doctorat en droit en 1906. Sa carrière est marquée par une diversité rare chez les économistes : avocat au Caire, ministre des Finances en Autriche, directeur d’une banque qui fera faillite en 1924.

Marqué par des drames personnels – la perte de sa mère, de sa femme et de son fils en 1926 –, il s’installe à Harvard en 1927. Il y enseigne jusqu’à sa mort en 1950, formant des économistes majeurs comme Paul Samuelson et James Tobin. Son œuvre dépasse les frontières de l’économie pour intégrer histoire, sociologie et science politique.

L’entrepreneur au centre de l’innovation

Pour Schumpeter, l’entrepreneur est l’acteur central du capitalisme. Il ne se contente pas d’exploiter un marché existant. Il invente un marché nouveau. C’est lui qui prend le risque de briser l’ordre établi pour créer une nouvelle combinaison productive.

Il distingue plusieurs formes d’innovation : produit, procédé, marché, matières premières, organisation. Ce sont ces ruptures qui font avancer l’économie, et non l’accumulation du capital.

Les entreprises du numérique – Apple, Google, Amazon – illustrent aujourd’hui cette dynamique. Elles créent de nouveaux marchés en rendant obsolètes les anciens. Elles imposent une recomposition permanente de l’économie mondiale.

Keynes et Schumpeter : deux visions opposées

John Maynard Keynes reste la figure dominante de l’économie du XXe siècle. Il propose une gestion de l’économie par la relance de la demande. Selon lui, l’État doit intervenir en période de crise pour stimuler l’investissement et l’emploi, quitte à s’endetter temporairement.

Schumpeter, à l’inverse, s’intéresse aux mutations de long terme. Pour lui, ce n’est pas l’action publique qui transforme l’économie, mais l’innovation portée par les entrepreneurs.

Après la Seconde Guerre mondiale, les politiques keynésiennes s’imposent. Schumpeter reste en marge, jugé trop complexe et trop éloigné des priorités de la reconstruction économique.

Le retour en grâce des années 1980 à aujourd’hui

L’économie numérique et la mondialisation donnent une nouvelle actualité à Schumpeter. Les années 1980 marquent le retour de l’entrepreneuriat et de l’innovation comme moteurs de l’économie. La Silicon Valley, la French Tech ou encore la « Startup Nation » israélienne en sont les symboles.

Israël est devenu en quelques décennies le deuxième écosystème technologique mondial après les États-Unis. Comme le rappelle Avi Hasson, Chief Scientist du ministère de l’Économie israélien : « Nous avons commencé avec les États-Unis dès 1977, mais aujourd’hui, nous avons des accords bilatéraux avec des pays du monde entier ».

Une récupération politique et médiatique

Le concept de destruction créatrice est largement repris par les responsables politiques et les médias. Souvent de façon réductrice. Il devient un argument pour justifier les restructurations, les fermetures d’usines, ou les plans sociaux, au nom de l’innovation et du progrès.

Cette lecture simpliste oublie que Schumpeter était conscient des tensions sociales générées par ce processus. La destruction créatrice n’est pas une mécanique indolore. Elle produit des gagnants, mais aussi des perdants, qui doivent être accompagnés.

La destruction créatrice est aujourd’hui confrontée à une limite majeure : l’écologie. Peut-on continuer à innover sans tenir compte des ressources limitées de la planète ? Le modèle d’une croissance infinie par l’innovation se heurte à la nécessité de réduire les émissions de gaz à effet de serre et de préserver les écosystèmes.

Certains plaident pour une « écologie positive ». Une stratégie qui miserait sur l’innovation pour faire disparaître les modèles polluants. « Plutôt que de se lancer dans l’écologie punitive ou la décroissance, il faudrait promouvoir une économie verte, capable de ruiner et remplacer rapidement l’ancienne », défendent plusieurs experts.

L’urgence d’une innovation responsable

La destruction créatrice pose aussi la question des inégalités. La numérisation et l’automatisation détruisent des emplois peu qualifiés, sans toujours offrir de solutions d’adaptation. Les écarts se creusent entre les territoires, entre les métiers, entre les générations.

Orienter l’innovation vers des objectifs économiques, sociaux et environnementaux devient une nécessité. Les technologies vertes – stockage d’énergie, mobilité durable, intelligence artificielle appliquée à la transition écologique – montrent que cette réorientation est possible.

Une pensée pour comprendre et agir

Schumpeter propose une vision dynamique du capitalisme, en perpétuelle recomposition. Mais il invite aussi à dépasser les lectures superficielles. La démocratie, dans sa vision, n’est pas la recherche d’un consensus idéal, mais un mécanisme de sélection des dirigeants par le peuple. Un rappel que les choix économiques sont aussi des choix politiques.

L’innovation ne peut plus être pensée comme une fin en soi. Elle doit être orientée vers le bien commun. En 2025, les entreprises font face à de nouvelles obligations de reporting environnemental. Les consommateurs attendent des engagements concrets. Une nouvelle phase de destruction créatrice se dessine, plus consciente de ses impacts et de ses responsabilités.

Le capitalisme, rappelle Schumpeter, est un processus vivant. Ce sont nos choix collectifs qui le façonnent. Comprendre cette dynamique, c’est refuser de la subir et chercher à l’orienter.


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