Bourdieu, la clé pour comprendre les crises d’aujourd’hui

Éducation, médias, économie : Bourdieu donne des clés pour lire les crises contemporaines et dévoiler les mécanismes invisibles du pouvoir social.

Alors que les inégalités scolaires explosent, que les médias se concentrent, et que les services publics se délitent, la pensée de Pierre Bourdieu, sociologue des dominations invisibles, revient sur le devant de la scène. Plus qu’une œuvre théorique, une arme intellectuelle pour comprendre – et contester – notre époque.

Une école qui trie, des médias qui confirment, un marché qui écrase

Dans le dernier classement PISA publié par l’OCDE, la France confirme une triste singularité : c’est l’un des pays où l’origine sociale des élèves pèse le plus lourd sur leur réussite scolaire. L’écart de performance entre les élèves favorisés et ceux issus des milieux populaires atteint 107 points, bien au-dessus de la moyenne des pays comparables. Faut-il y voir un échec de la méritocratie républicaine ? Ou un fonctionnement structurel plus profond, plus insidieux ?

C’est ici que Pierre Bourdieu (1930–2002), sociologue français dont les concepts ont traversé les décennies, refait surface. Dans un monde marqué par la montée des inégalités, le brouillage médiatique et l’individualisation des responsabilités, sa grille de lecture permet de voir ce que l’idéologie dominante préfère taire : la reproduction sociale déguisée en mérite, la violence symbolique travestie en neutralité, les hiérarchies sociales naturalisées.

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Une boîte à outils pour dévoiler les dominations

Habitus, capital, champ, violence symbolique… Derrière ces termes techniques, une ambition radicale : comprendre comment les structures sociales s’impriment en nous, souvent à notre insu.

L’habitus, c’est ce « pilote automatique social » que nous incorporons dès l’enfance. Il façonne nos goûts, nos manières de parler, d’entrer dans une pièce, de nous sentir légitimes ou non. Un enfant d’enseignants n’arrive pas à Sciences Po comme un fils d’ouvrier, même si leurs notes sont les mêmes.

Les capitaux, eux, ne sont pas que financiers. Il y a le capital culturel (savoirs, diplômes, façons de parler), le capital social (réseaux de relations), et le capital symbolique (prestige, légitimité). Tous peuvent se convertir les uns dans les autres, renforçant la position sociale d’un individu.

Le champ, enfin, désigne chaque univers social (école, art, médias, politique) comme un espace autonome, avec ses règles, ses luttes, ses capitaux spécifiques. Le champ journalistique, par exemple, obéit aujourd’hui à des logiques commerciales de plus en plus éloignées de l’idéal d’information.

Et puis, il y a la violence symbolique, la plus redoutable : celle qui fait accepter aux dominés leur domination, comme si elle allait de soi. C’est quand on pense qu’on a « échoué à l’école » par manque d’efforts, sans voir que les dés étaient pipés dès le départ.

Trois lieux où la pensée de Bourdieu éclaire toujours l’actualité

L’école comme fabrique d’inégalités

Dans Les Héritiers (1964) puis La Reproduction (1970), Bourdieu et Jean-Claude Passeron démontrent que le système scolaire valorise la culture des classes dominantes tout en prétendant être neutre. Résultat : ceux qui maîtrisent spontanément les codes – façon de s’exprimer, rapport au savoir, familiarité avec les attentes scolaires – réussissent mieux. Pas parce qu’ils sont plus intelligents, mais parce qu’ils parlent la langue du pouvoir.

Un demi-siècle plus tard, les chiffres n’ont guère changé. Les enfants d’ouvriers restent sous-représentés dans les grandes écoles. Le vernis numérique ne masque pas les fractures profondes : à l’université comme au lycée, la division sociale des trajectoires perdure.

Les médias sous domination

Dans Sur la télévision (1996), Bourdieu s’alarmait de la soumission des médias à la logique de l’audimat. À ses yeux, la course au spectaculaire et à l’instantané réduisait la place de la complexité. Pire : elle faisait le jeu de la reproduction sociale, en diffusant une vision du monde conforme aux intérêts dominants.

Aujourd’hui, ses analyses prennent une acuité nouvelle. Concentration des médias entre quelques mains, explosion des formats courts sur les réseaux sociaux, précarité croissante des journalistes : tout concourt à ce que l’information se referme sur elle-même. La « circulation circulaire » dénoncée par Bourdieu – les médias qui se citent entre eux sans confrontation réelle – est devenue norme.

Le néolibéralisme comme violence douce

Dans ses derniers livres (Contre-feux, Les structures sociales de l’économie), Bourdieu s’en prend frontalement au néolibéralisme, qu’il qualifie de « programme de destruction méthodique des collectifs ». L’atomisation des individus, l’érosion des solidarités, la montée de la compétition généralisée… autant de tendances qu’il décrypte avec des outils sociologiques.

Crise des hôpitaux, ubérisation du travail, réforme de l’assurance chômage : les conséquences de cette logique de marché total ont éclaté au grand jour avec la pandémie de Covid-19. Mais la pensée de Bourdieu permet d’en saisir les ressorts profonds : la mise en concurrence de tous contre tous, masquée par un discours de responsabilisation individuelle.

Un héritage vivant, des prolongements actuels

La pensée de Bourdieu ne s’est pas figée. Elle irrigue aujourd’hui de nombreuses recherches contemporaines. Le sociologue Loïc Wacquant, par exemple, mobilise les concepts de champ et d’habitus pour analyser la marginalité urbaine aux États-Unis comme en France. Il parle de « stigmatisation territoriale », quand certains quartiers deviennent des zones de relégation, abandonnées par les politiques publiques.

Dans le domaine des relations internationales, des chercheurs comme Didier Bigo ou Yves Dezalay ont transposé l’analyse des champs aux institutions européennes. Ils montrent comment la domination symbolique s’y exerce aussi, entre États ou groupes d’experts, selon des hiérarchies de diplômes, de langues, de réseaux.

Quant à La Distinction (1979), chef-d’œuvre sur les goûts culturels et leur fonction sociale, elle continue de nourrir les enquêtes sur les pratiques culturelles contemporaines. Aujourd’hui encore, les classes sociales ne consomment pas la culture de la même manière : l’éclectisme « éclairé » des plus diplômés s’oppose souvent à la consommation plus restreinte des milieux populaires. Une autre forme, plus subtile, de distinction.

Lire Bourdieu, un acte politique

Relire Bourdieu, ce n’est pas rendre un culte à un maître du passé. C’est se doter d’outils pour résister. Résister à l’idée que la réussite serait affaire de talent seul. Résister à la croyance que les médias sont neutres, que les choix culturels sont libres, que la société récompense les meilleurs.

C’est aussi retrouver une ambition critique : celle de dévoiler les rapports de force, de rendre visible l’invisible. Dans un monde saturé de récits individualistes, relire Bourdieu, c’est rouvrir les yeux sur ce que le langage du pouvoir voudrait effacer : les structures sociales, les dominations symboliques, et la possibilité de leur contestation.


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