C’est une première dans l’histoire de la régulation numérique européenne. Apple et Meta viennent d’écoper des toutes premières amendes infligées au titre du Règlement sur les marchés numériques (DMA), en vigueur depuis mars 2024. Si les montants annoncés sont élevés – 500 millions d’euros pour Apple, 200 millions pour Meta – ils interrogent autant qu’ils impressionnent. Ces sanctions marquent-elles un véritable tournant dans la confrontation entre l’Union européenne et les géants de la tech, ou relèvent-elles d’une stratégie de communication soigneusement dosée ?
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Amendes DMA : Apple et Meta frappés, mais loin du plafond légal
À première vue, la sévérité semble au rendez-vous. La Commission européenne n’avait encore jamais activé les leviers punitifs du DMA, censé empêcher les « gatekeepers » de verrouiller l’accès au marché numérique européen. Pourtant, une lecture attentive des chiffres nuance l’effet d’annonce.
Le texte autorise des amendes pouvant atteindre jusqu’à 10 % du chiffre d’affaires mondial de l’entreprise concernée – et jusqu’à 20 % en cas de récidive. Rapporté au chiffre d’affaires d’Apple (plus de 380 milliards de dollars en 2023), l’amende infligée ne représente que 0,13 % de ses revenus mondiaux. Pour Meta, avec environ 130 milliards de dollars de chiffre d’affaires, la sanction équivaut à 0,15 %.
Autrement dit, loin de s’approcher du plafond légal, ces amendes restent marginales sur le plan financier. Ce décalage entre l’ambition affichée du DMA et la modération des sanctions effectives invite à envisager une autre lecture : celle d’un calibrage stratégique.
Des sanctions européennes avant tout politiques
Selon plusieurs sources proches du dossier, ces sanctions ne viseraient pas uniquement à frapper fort, mais à affirmer une posture sans provoquer de rupture. La Commission européenne, par la voix de sa nouvelle commissaire à la Concurrence Teresa Ribera, affirme vouloir « imposer une culture de conformité » face à des géants accusés de contourner les règles « à coups de bataillons d’avocats ».
Mais dans les coulisses, le contexte transatlantique a pesé sur le calendrier comme sur l’intensité des décisions. L’annonce aurait été retardée pour ne pas perturber les négociations en cours entre Bruxelles et Washington sur des sujets commerciaux sensibles. Certaines sources évoquent également la volonté d’éviter d’alimenter la rhétorique anti-européenne de Donald Trump, dans un contexte politique américain déjà tendu.
En choisissant de frapper sans surenchère, l’UE envoie un signal d’autorité tout en conservant une marge diplomatique. Le geste est fort, mais la ligne reste lisible : il s’agit de poser les bases d’un rapport de force, non d’un affrontement total.
DMA : que disent les réactions d’Apple et Meta sur leur stratégie face à l’UE ?
Apple et Meta, sans surprise, ont réagi avec fermeté. Apple a dénoncé une sanction « injuste » qui l’obligerait à « donner gratuitement [sa] technologie » au détriment de la sécurité des utilisateurs. L’entreprise entend faire appel et accuse la Commission de modifier les règles du jeu en cours de route, malgré « des dizaines de modifications » apportées à son écosystème.
Meta, de son côté, conteste l’analyse de la Commission sur son modèle « consentement ou paiement », qui ne permettrait pas aux utilisateurs de choisir une version gratuite sans publicité. Le groupe de Mark Zuckerberg parle d’un « traitement discriminatoire » à l’égard des entreprises américaines et annonce également un recours.
Cette posture combative s’inscrit dans une stratégie bien connue : celle de la contestation juridique systématique, qui permet de repousser les effets des sanctions tout en pesant sur les futures interprétations du DMA.
Apple et Meta vers des changements techniques majeurs ?
Au-delà des montants, ce sont surtout les modifications imposées aux entreprises qui donnent à ces sanctions leur portée réelle. Apple est sommé de cesser d’entraver la capacité des développeurs à promouvoir des alternatives à l’App Store. Meta, quant à lui, doit garantir aux utilisateurs une option réellement libre de collecte de données, sans les contraindre à choisir entre vie privée et paiement.
Ces exigences techniques, dictées par le DMA, obligent les plateformes à repenser leurs architectures de marché. Le rapport de force ne se joue donc pas uniquement sur le plan financier, mais dans la capacité des régulateurs à réécrire les règles d’accès, de transparence et de concurrence au sein même des écosystèmes numériques.
Google et X, prochaines cibles de la régulation numérique européenne
En ciblant Apple et Meta en premier, la Commission ouvre une première séquence régulatoire, qu’elle pourrait intensifier dans les mois à venir. Google (Alphabet) est déjà sous enquête pour pratiques abusives sur son moteur de recherche et sur Google Play. Le réseau social X, propriété d’Elon Musk, fait quant à lui l’objet de plusieurs procédures au titre du Digital Services Act (DSA).
La vice-présidente exécutive de la Commission, Teresa Ribera, est exhortée à « rester ferme » sur ces prochains dossiers. Certains observateurs estiment qu’une amende beaucoup plus élevée pourrait frapper Google, voire s’accompagner d’une injonction de cession d’activité dans la publicité en ligne.
En infligeant des amendes relativement modestes à Apple et Meta, l’Union européenne semble avoir opté pour une entrée en matière tactique, plutôt qu’une démonstration de force frontale. Ces sanctions inaugurales marquent cependant une rupture symbolique : le droit européen entre dans une phase d’exécution active, après des années de négociation et d’élaboration réglementaire.
Plus qu’un point final, ces amendes constituent un point de départ.