Cafés Joyeux, de Rennes à New-York

Café Joyeux emploie des personnes en situation de handicap mental dans 24 établissements en France et à l’international. Un modèle inclusif et rentable qui rencontre un immense succès.

Il y a des trajectoires qui défient les lignes toutes tracées. Celle de Yann Bucaille-Lanrezac, 55 ans, en fait partie. Entrepreneur, navigateur, bâtisseur de lieux… mais surtout artisan d’un capitalisme qui ne renie ni l’humain ni les convictions. À 19 ans, pendant que d’autres découvrent les bancs de la fac, lui s’envole pour l’Inde afin de construire une école. Une première bifurcation, spirituelle et concrète. Il reviendra en France, diplôme de l’EM Lyon en poche, un titre de champion de France étudiant en course croisière à voile au compteur, et une escale marquante avec l’équipage de Marc Pajot à la Coupe de l’America, à San Diego.

Mais le vent du large ne l’éloigne pas des réalités industrielles. Il reprend à 30 ans l’entreprise familiale Emeraude, spécialisée dans les polymères, et amorce un virage vers l’énergie renouvelable avec la création d’Emeraude Energy, dédiée au photovoltaïque. La trajectoire semble celle d’un entrepreneur à succès. Jusqu’au choc. L’annonce de la maladie de son épouse. Il lâche la barre de l’entreprise pour un cap plus intime et engagé : celui de l’économie solidaire.

Avec Lydwine, son épouse, il fonde une série d’initiatives — Emeraude Solidaire, Emeraude Voile Solidaire, Emeraude Reforest. Un pied dans la philanthropie, l’autre dans l’hospitalité, avec l’ouverture de l’hôtel Castebrac à Dinard. Une façon de conjuguer ancrage territorial et valeurs d’accueil.

Café Joyeux : un bistrot, une vision du travail

Mais c’est en 2017 que l’initiative la plus emblématique voit le jour : le premier Café Joyeux, ouvert à Rennes après deux ans de préparation. Un bistrot comme un autre ? Pas tout à fait. 70 % des salariés y sont porteurs d’un handicap mental ou cognitif — trisomie 21, autisme. Un pari risqué, dans un secteur où moins de 1 % de ces profils accèdent à l’emploi ordinaire. Aujourd’hui, 24 cafés ont ouvert, en France, mais aussi au Portugal, à Bruxelles ou à New York. Et 205 “équipiers joyeux” y travaillent en CDI.

L’impact humain est tangible, mesurable. Selon les données internes :

  • 93 % gagnent en autonomie.
  • 99 % améliorent leurs interactions sociales.
  • 85 % acquièrent des compétences transférables vers d’autres métiers.

Une réponse simple, presque évidente, à un problème souvent traité avec des discours hors-sol.

Économie hybride, modèle robuste

Derrière le comptoir, l’innovation est aussi économique. Le modèle de Café Joyeux est hybride : une activité de restauration à but lucratif, doublée d’une marque de produits dérivés — cafés en grains, moulus ou en capsules — dont les bénéfices sont intégralement réinvestis. Aucune subvention publique. À la place : des partenariats intelligents avec Nespresso, Le Coq Sportif ou Valrhona.

Et pour assurer la montée en compétences de ses salariés, un CFA Joyeux forme les équipiers au diplôme d’État d’équipier polyvalent. Déjà, 57 % l’ont obtenu ou sont en passe de l’obtenir. L’inclusion se joue aussi sur les bancs de l’apprentissage.

Café Joyeux : une expansion maîtrisée

La dynamique ne s’arrête pas aux frontières hexagonales. Cafés en entreprise chez AXA ou Crédit Agricole, ouverture de nouveaux points à Lisbonne, Cascais, Bruxelles ou New York : le modèle s’exporte. D’ici fin 2025, 30 établissements et 300 CDI sont annoncés. Une croissance à contre-courant de la précarité ordinaire dans l’emploi des personnes handicapées.

Évidemment, un projet aussi visible attire les projecteurs… et les critiques. Accusations de « handi-washing », interrogations sur le lien entre le projet et les convictions religieuses des fondateurs. Mais les chiffres parlent : emploi durable, formation, impact social. L’initiative tient debout sans besoin de justification spirituelle. Et les difficultés logistiques — abonnements, livraison des produits — sont celles de toute entreprise en croissance.

Quand le sens fait système

En 2024, près de 48 millions de tasses ont été servies dans les Cafés Joyeux. Ce chiffre dit mieux qu’un discours la résonance d’un projet qui lie performance et sens. Et ce n’est pas un hasard si certaines entreprises s’y intéressent de près. Car Café Joyeux propose autre chose qu’une opération de communication bien-pensante : un modèle économique soutenable, une utilité sociale vérifiée, une image positive… sans jamais tomber dans la charité tiède.

Yann Bucaille-Lanrezac démontre, à sa manière, qu’il existe des capitalismes d’inclusion. Et que la fragilité peut devenir, dans certains cadres, une force productive. Voilà de quoi interroger un certain monde de l’entreprise — et peut-être en inspirer quelques-uns.


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