Les portes du pouvoir ne se referment jamais totalement. Une fois sortis du gouvernement, nombre d’anciens ministres trouvent une seconde carrière dans le privé, bien souvent dans les secteurs mêmes qu’ils étaient censés réguler.
Ce passage du public au privé, souvent fort lucratif, pose une question essentielle : à qui profite réellement l’exercice du pouvoir ? Aux citoyens ou à ceux qui savent anticiper leur reconversion en cultivant, dès leur mandat, des réseaux d’influence ?
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Le scénario est récurrent. Un ministre, après avoir passé des années à négocier avec des entreprises, à façonner des politiques publiques, voire à accorder des subventions ou des avantages réglementaires, finit par rejoindre ces mêmes entreprises une fois son mandat achevé. Ce recyclage politique ne tient pas du hasard : il est la traduction d’un système où les services rendus et les relations nouées pendant l’exercice du pouvoir deviennent un levier d’influence monnayable.
Prenons le cas de Jean-Baptiste Djebbari, ancien ministre délégué chargé des Transports sous Emmanuel Macron. Dès son départ du gouvernement, il a été recruté par Hopium, une start-up spécialisée dans les voitures à hydrogène. Quelques mois plus tard, il intègre Evera, une autre start-up œuvrant dans la location de véhicules électriques. Deux entreprises en parfaite adéquation avec son portefeuille ministériel. Il a également monté sa propre société de conseil, qui accompagne des entreprises dans leur développement. La question se pose alors : Djebbari a-t-il été recruté pour ses compétences techniques ou pour son carnet d’adresses au sein du ministère des Transports et ses relations privilégiées avec les acteurs de la mobilité et des infrastructures publiques ?
Autre exemple : Muriel Pénicaud, ancienne ministre du Travail, qui a intégré le conseil d’administration de Manpower, géant de l’intérim. Qui mieux qu’une ancienne responsable de la réforme du Code du travail pour conseiller une entreprise dont le modèle économique repose justement sur la flexibilité de l’emploi ?
Même logique pour Brune Poirson, ex-secrétaire d’État à la Transition écologique, qui a rejoint Accor en tant que directrice du développement durable. En tant que membre du gouvernement, elle plaidait pour des politiques environnementales ambitieuses. Désormais, elle conseille un grand groupe hôtelier, dont l’image verte devient un argument marketing. Un exemple typique où l’expertise acquise en politique devient un argument de vente pour le privé.
Fillon et l’ombre russe
Si ces reconversions dans le privé posent question, certains cas franchissent une ligne plus préoccupante encore : celle de l’ingérence étrangère. L’exemple de François Fillon est particulièrement emblématique. Ancien Premier ministre de Nicolas Sarkozy, il a rejoint après sa défaite en 2017 le conseil d’administration de Sibur et Zarubezhneft, deux entreprises russes liées au Kremlin.
Or, cette reconversion ne fait que confirmer un tropisme pro-russe déjà bien ancré. Durant toute sa carrière politique, Fillon a défendu des positions favorables à Moscou : critique des sanctions contre la Russie après l’annexion de la Crimée, plaidoyer pour un rapprochement stratégique avec Vladimir Poutine, dénonciation de l’« acharnement occidental » contre la Russie. Ces prises de position, qui paraissaient idéologiques à l’époque, prennent aujourd’hui une toute autre dimension : étaient-elles le prélude d’une future carrière bien rémunérée dans l’entourage économique du Kremlin ?
En 2022, lorsque la Russie envahit l’Ukraine, Fillon est contraint de démissionner de ces postes sous la pression médiatique et politique. Mais l’essentiel est là : un ancien chef de gouvernement français a directement mis son réseau et son influence au service d’intérêts russes. Un cas extrême qui illustre à quel point ces reconversions ne sont pas anodines et peuvent poser un véritable problème de souveraineté et d’intégrité politique.
Une démocratie fragilisée
Face à ces reconversions, le cadre législatif reste insuffisant. Certes, la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) impose des déclarations d’intérêts et des délais de carence, mais ces mesures sont bien souvent contournées ou inadaptées. Le passage du public au privé ne se limite pas à un simple changement de carrière : il façonne un système où l’exercice du pouvoir devient une opportunité d’enrichissement personnel.
Le risque est clair : comment s’assurer qu’un ministre ne favorise pas un secteur en anticipant une future embauche ? Comment garantir que l’intérêt général prime sur les opportunités de réseau ? Tant que ces questions resteront sans réponse, la frontière entre servir l’État et se servir soi-même restera dangereusement floue.
Julien Decourt
Quelques reconversions d’anciens ministres depuis 2017
- Jean-Baptiste Djebbari, ancien ministre délégué chargé des Transports, a rapidement intégré le secteur privé après son départ du gouvernement. Il est devenu président du conseil d’administration de la start-up Hopium, spécialisée dans les voitures à hydrogène avant de rejoindre il y a quelques jours le conseil d’administration d’Evera, une start-up toulousaine spécialisée dans la location de véhicules électriques pour les entreprises et la gestion de flottes. Il a également créé une société de conseil pour accompagner des entreprises dans leur développement.
- Muriel Pénicaud, ancienne ministre du Travail, a rejoint le conseil d’administration de Manpower, un géant de l’intérim, ainsi que celui de Galileo Global Education, un réseau d’établissements d’enseignement supérieur privé. Ces rôles s’inscrivent dans la continuité de ses compétences en gestion des ressources humaines et en formation.
- Sibeth Ndiaye, qui a été porte-parole du gouvernement, a intégré Adecco, un acteur majeur du secteur de l’intérim. Son passage au sein de cette entreprise reflète une orientation vers les problématiques liées à l’emploi et aux ressources humaines.
- Brune Poirson, ancienne secrétaire d’État à la Transition écologique, s’est reconvertie dans le secteur hôtelier en devenant directrice du développement durable chez Accor. Ce poste lui permet de mettre à profit son expertise en matière de transition écologique dans un domaine stratégique pour les grandes entreprises.
- Jean-Michel Blanquer, ancien ministre de l’Éducation nationale, a rejoint un cabinet d’avocats et s’est impliqué dans Terra Academia, un projet visant à développer un réseau d’écoles porté par Veolia. Cette reconversion est en lien avec son expérience dans le domaine éducatif.
- Élisabeth Moreno, ancienne ministre déléguée chargée de l’Égalité femmes-hommes, Diversité et Égalité des chances, est devenue présidente de Ring Capital, un fonds d’investissement axé sur l’impact social et environnemental.
- Carole Grandjean, ancienne ministre chargée de l’Enseignement et de la Formation professionnels, s’est reconvertie dans le secteur textile en rejoignant le groupe Etam. Ce choix marque une transition vers une industrie différente mais stratégique.
- Laurent Pietraszewski, ancien secrétaire d’État chargé des Retraites et de la Santé au travail, a fondé son propre cabinet de conseil en stratégie et management social nommé Grenel. Ce projet est directement lié à son expertise en matière sociale acquise durant son mandat.