Il est des fictions qui se contentent de raconter une histoire. D’autres, plus rares, dissèquent avec une précision chirurgicale les dynamiques d’un monde. Succession appartient à cette seconde catégorie. Sous ses airs de satire survoltée, la série créée par Jesse Armstrong est une fresque implacable sur la reproduction des élites, la corruption du pouvoir et l’illusion du mérite.
Derrière la guerre familiale qui déchire les Roy, il ne s’agit pas seulement d’un drame domestique, mais d’un système à l’agonie. Un système verrouillé par une oligarchie incapable de penser au-delà d’elle-même. La tragédie de Succession n’est pas simplement celle d’une famille en quête d’un héritier. C’est celle d’un capitalisme qui, à force de se replier sur lui-même, se condamne à la dégénérescence.
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Un empire familial miné par sa propre logique
Chez les Roy, l’argent ne garantit ni la compétence ni la légitimité. Il ne transmet rien d’autre qu’un droit héréditaire à la domination, un pouvoir qui se mérite non pas par le talent, mais par la ruse, la trahison et l’écrasement des autres.
Logan Roy, patriarche tyrannique, l’a bien compris. Lui, l’autodidacte venu d’Écosse, s’est hissé au sommet à la seule force de sa volonté. Mais son génie destructeur n’a engendré que des enfants incapables de le surpasser.
Kendall, le fils aîné, croit encore qu’il peut diriger autrement. Il rêve de modernité, d’une entreprise plus éthique, plus ambitieuse. Mais ce rêve est une chimère : il n’a ni l’instinct ni la brutalité de son père.
Roman, lui, compense son insécurité par un cynisme permanent. Il voudrait être pris au sérieux, mais il n’est qu’un clown pathétique, incapable d’exister autrement que dans la moquerie.
Shiv, l’illusionnée, a cru que son intelligence et sa volonté suffiraient à briser le plafond de verre. Mais son père ne lui a jamais accordé sa confiance, la réduisant à un pion manipulable dans son jeu d’échecs.
Quant à Connor, il est la caricature du fils de milliardaire déconnecté, persuadé qu’il peut acheter une légitimité politique comme on achète une île privée.
Chacun d’eux est prisonnier d’un rôle imposé. Aucun n’est véritablement libre. Leur fortune, loin de les émanciper, est une cage dorée dont ils ne pourront jamais sortir. Succession n’est pas l’histoire d’un héritage à transmettre : c’est l’histoire d’un fardeau qui se lègue de génération en génération, incapable de produire autre chose que son propre échec.
Waystar Royco, ou la mainmise des milliardaires sur l’information
Là où la série frappe juste, c’est dans sa manière de montrer comment ces dynasties économiques ne se contentent pas d’amasser des milliards : elles façonnent le monde selon leurs intérêts.
Waystar Royco, conglomérat médiatique omnipotent, est l’outil principal de cette domination. À travers ses chaînes de télévision, ses journaux, ses studios de divertissement, l’entreprise contrôle le récit. Elle impose son idéologie, dicte l’agenda politique, influence les élections.
Cette emprise sur l’information n’est pas une invention de fiction. La famille Roy est une version à peine déguisée des Murdoch, ces magnats des médias qui, avec Fox News, ont redéfini la politique américaine. C’est aussi la logique des Berlusconi en Italie, des Bolloré en France, des Redstone aux États-Unis. Ces empires ne sont pas de simples entreprises : ce sont des armes politiques.
Dans la série, on voit comment Logan Roy et ses enfants instrumentalisent la presse, couvrent des scandales, manipulent les audiences. Le pouvoir médiatique n’est pas là pour informer, il est là pour maintenir une caste en place. Loin du mythe du quatrième pouvoir, la presse de Succession est une fabrique de consentement au service des dominants.
Un monde qui se mord la queue
Si Succession fascine autant, c’est parce qu’elle refuse toute illusion. Il n’y a pas de héros. Pas de rédemption. Pas d’issue.
Chaque personnage tente de sortir de ce cercle vicieux, et chaque tentative échoue. Kendall croit à l’illusion de la rupture, mais il est incapable d’être autre chose que le fils de son père. Shiv rêve d’un empire plus progressiste, mais elle se retrouve piégée par les mêmes codes misogynes qui l’ont façonnée. Roman joue au rebelle, mais il reste un gamin terrorisé à l’idée de déplaire à son père.
Et Logan Roy, lui, finit par tomber sous son propre poids. Un roi vieillissant, trop puissant pour être abattu par ses ennemis, mais trop faible pour survivre à son propre empire. Il a bâti une machine infernale, et même en disparaissant, il condamne ses enfants à perpétuer son héritage empoisonné.
La série ne nous offre aucune porte de sortie. Pas de révolution, pas d’alternative. Seulement la perpétuation du même : un capitalisme qui se reproduit, qui s’accroche, qui ne sait rien faire d’autre que se régénérer par le sang des siens.
Et nous, spectateurs de cette tragédie ?
La fiction a parfois cette capacité à nous renvoyer une image crue du réel. En regardant Succession, on pourrait se contenter d’un simple plaisir voyeuriste, fascinés par ces drames familiaux dignes d’un Shakespeare du XXIᵉ siècle.
Mais ce serait une erreur. Car derrière les humiliations, les complots et les jeux de pouvoir, la série nous pose une question essentielle : jusqu’à quand accepterons-nous d’être gouvernés par ces héritiers illégitimes, ces élites consanguines, ces dynasties qui ne produisent plus que leur propre décadence ?
Les Roy ne sont pas une exception. Ils sont une règle.
Le capitalisme patrimonial ne produit pas de leaders visionnaires, il engendre des Kendall, des Shiv, des Roman : des héritiers qui se disputent un trône sans jamais remettre en cause la légitimité de leur pouvoir.