L’histoire ne bégaye jamais, mais il lui arrive de remettre brutalement à jour ses vieilles priorités. L’offensive russe en Ukraine combinée au retour flamboyant d’une Amérique solitaire et imprévisible – incarnée aujourd’hui par le spectre d’un Donald Trump menaçant de redéfinir les règles du jeu sécuritaire – réveille soudainement une urgence stratégique oubliée.
Face à ce réveil brutal, l’Europe se retrouve prise à ses propres contradictions : elle veut s’affirmer autonome mais s’accommode encore d’une dépendance militaire envers les États-Unis que Berlin, en particulier, cultive sans vraiment l’assumer.
La grande illusion de la « Zeitenwende »
L’Allemagne est aujourd’hui empêtrée dans une impasse stratégique vertigineuse. Depuis la retentissante déclaration de Olaf Scholz, annonçant dès février 2022 un tournant majeur (« Zeitenwende ») destiné à relancer l’appareil militaire allemand, les faits tardent à suivre les paroles. Derrière l’ambition affichée, Berlin continue en réalité de se fournir à Washington pour équiper ses troupes plutôt que de s’appuyer sur une industrie européenne pourtant performante.
Cette dépendance, logique au temps de la guerre froide, est devenue anachronique et pénalise sévèrement les fleurons européens du secteur – Dassault Aviation, Naval Group, Airbus, Thales, Safran, Nexter, MBDA ou encore Arquus. Ces entreprises disposent pourtant de savoir-faire technologiques de pointe capables d’offrir à l’Europe une véritable indépendance stratégique.
Trump, révélateur des failles européennes
L’incertitude géopolitique s’est durablement installée sur la scène internationale. La nouvelle présidence Trump – exigeant jusqu’à 5 % du PIB européen en dépenses militaires contre le maintien de la protection américaine – pourrait paradoxalement pousser enfin l’Europe à sortir de son confort stratégique. Cette pression accrue, à la fois économique et diplomatique, pourrait s’avérer salutaire en accélérant la quête d’autonomie industrielle européenne dans le domaine militaire.
Vers une véritable industrie européenne de défense
Les Européens semblent, enfin, prendre conscience du problème. L’Agence européenne de défense annonce un effort budgétaire historique : 284 milliards d’euros cumulés par les 27 États membres d’ici 2025. Paris, de son côté, atteindra en 2025 l’objectif des fameux 2 % du PIB consacré à la défense, soit environ 50 milliards d’euros annuels.
Dans cette dynamique, le Fonds européen de défense 2025 dispose désormais de plus d’un milliard d’euros pour financer des projets collaboratifs de recherche et développement. Le programme européen EUDIS vise spécifiquement les PME innovantes, socle indispensable d’une industrie européenne crédible et autonome. De même, la nouvelle Stratégie industrielle européenne de défense (EDIS) fixe un objectif clair : passer d’une dépendance actuelle aux fournisseurs non-européens (78 % des armements achetés en dehors de l’Europe, dont 63 % aux États-Unis) à une production majoritairement européenne d’ici 2030.
Un « Directoire européen de défense » pour dépasser l’échec franco-allemand
Pourquoi alors ne pas franchir une étape décisive en créant enfin un véritable Directoire européen de la défense ? Ce noyau dur rassemblerait les grands États industriels du continent – France, Allemagne, mais aussi Italie, Espagne ou encore Pologne – pour coordonner véritablement l’effort stratégique. Emmanuel Macron aurait tout intérêt à porter avec force cette idée qui pourrait relancer des projets symboliques aujourd’hui au point mort comme le SCAF (futur avion de combat européen) ou le MGCS (char de combat du futur). L’accord franco-allemand d’avril 2024 sur la répartition industrielle du MGCS va certes dans ce sens, mais les avancées demeurent lentes et fragiles.
Enfin, face à la brutale remise en cause du droit international par une Amérique en quête d’elle-même, l’Europe doit impérativement renouer avec une diplomatie plus réaliste et audacieuse. Pékin, New Delhi, et même Moscou demeurent incontournables si l’on veut maintenir un équilibre multipolaire face au chaos américain. La Russie, malgré la tragédie ukrainienne et un régime profondément incompatible avec nos valeurs, restera une pièce maîtresse à long terme sur l’échiquier européen. Partager une histoire, c’est inévitablement partager une partie du destin.
L’urgence d’un choix clair pour Berlin
Le temps presse désormais. L’Allemagne doit enfin dissiper ses ambiguïtés : choisir Paris plutôt que Washington n’est pas seulement un impératif industriel, c’est une nécessité politique majeure pour l’Europe du XXIᵉ siècle. Se doter d’une autonomie stratégique crédible est la seule voie permettant aux Européens de répondre efficacement aux nouveaux défis sécuritaires, économiques et géopolitiques qui s’imposent à eux.
Car à l’heure où les vieux repères géopolitiques vacillent, l’Europe doit enfin décider de son destin. Une responsabilité que Berlin, en particulier, ne peut plus se permettre d’esquiver.