Eau minérale : Perrier, fin d’une icône française

Symbole du chic à la française, Perrier pourrait perdre sa légitimité d’eau minérale naturelle après une série d’incidents sanitaires. Un revers historique pour une marque née au XIXe siècle et devenue l’un des fleurons de l’exportation française.

Perrier, l’eau gazeuse mondialement connue pour sa bouteille verte et son caractère effervescent, pourrait perdre dans les prochaines semaines le droit de s’appeler « eau minérale naturelle ». En cause : une série de contaminations bactériennes sur le site historique de Vergèze (Gard), doublée de procédures judiciaires et de soupçons de traitements non autorisés.

Un rapport officiel transmis début avril à la préfecture du Gard préconise de ne plus autoriser la production sous cette appellation pour l’ensemble des forages de la marque. Si le préfet suit cet avis, c’est tout un pan de l’histoire industrielle française qui basculera — celui d’une marque fondée en 1903, vendue aujourd’hui dans 140 pays, et encore associée à une certaine idée du luxe à la française.

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Les alertes sanitaires s’enchaînent chez Perrier depuis mars 2024

La crise sanitaire débute en mars 2024. Le 10 et le 11 mars, plusieurs lots de bouteilles de 75 centilitres sont produits sur la ligne L4 à Vergèze. Le 21 mars, Nestlé Waters informe l’Agence régionale de santé (ARS) d’Occitanie d’une suspicion de contamination : présence possible de coliformes, témoins d’une pollution d’origine fécale. Le 22 mars, un autre incident est identifié : dysfonctionnement sur l’alimentation en bouchons plastiques, entraînant un risque de non-étanchéité sur un lot de 395 palettes. Mais l’alerte n’est transmise à l’ARS que le 4 avril.

Enfin, le 10 avril, l’ARS détecte directement des non-conformités bactériologiques sur les forages et les lignes d’embouteillage. Résultat : 1 018 palettes sont bloquées. En parallèle, trois millions de bouteilles ont déjà été détruites par précaution après la première alerte. Certaines anomalies sont attribuées par Nestlé à un « dépassement quantitatif de la flore naturelle non pathogène », d’autres à des défaillances techniques.

La gestion des alertes fait polémique : entre la détection initiale et la notification aux autorités, dix jours se sont parfois écoulés. L’ARS évoque des « retards injustifiés » et souligne un « défaut de transparence ». Nestlé reconnaît un « délai de notification optimisable », mais affirme qu’aucun produit commercialisé n’a présenté de danger.

Pourquoi Perrier pourrait perdre l’appellation “eau minérale naturelle”

Ces contaminations s’inscrivent dans un contexte plus large, marqué par une remise en cause de la conformité des forages de Vergèze depuis plusieurs années. Selon le code de la santé publique, une eau minérale naturelle doit provenir d’une nappe souterraine préservée de toute pollution et être embouteillée sans traitement susceptible d’en altérer la composition microbiologique.

Or, des rapports internes de l’ARS et des inspections ministérielles ont mis en évidence la présence répétée de bactéries pathogènes dans les eaux de captage et des traces de polluants chimiques. Début avril 2025, des hydrogéologues mandatés par l’État rendent un « avis défavorable » à la poursuite de l’exploitation des forages sous cette appellation. Le directeur général de l’ARS Occitanie leur emboîte le pas.

Le rapport technique transmis à la préfecture du Gard est sans ambiguïté : il préconise le retrait du statut d’eau minérale naturelle. Une décision finale du préfet est attendue dans les prochaines semaines. Pour Perrier, cela signifierait la perte de son principal attribut de marque.

Nestlé aurait utilisé des traitements interdits sur l’eau Perrier

Au-delà des contaminations, une question dérangeante émerge : Perrier a-t-elle eu recours à des traitements proscrits ? Des inspections menées entre 2021 et 2023 ont mis en lumière l’utilisation d’installations de purification du dioxyde de carbone, ainsi que d’autres systèmes de filtration non autorisés pour les eaux minérales. Ces procédés, s’ils modifient la flore bactérienne naturelle, contreviennent à la législation européenne.

Déjà, en 1990, un précédent avait terni la réputation de la marque : une défaillance d’un filtre avait conduit à la présence de benzène dans certaines bouteilles vendues aux États-Unis. L’incident avait obligé l’entreprise à rappeler 280 millions d’unités dans le monde. Trente-cinq ans plus tard, l’histoire semble se répéter, cette fois avec un impact potentiellement plus structurel.

Une enquête judiciaire pour contamination, tromperie et silence des industriels de l’eau

Face à la gravité des faits, la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) a saisi la justice. Une information judiciaire a été ouverte par le parquet de Paris pour « mise sur le marché de denrées nuisibles à la santé » et « tromperie sur la marchandise ».

En parallèle, une commission d’enquête sénatoriale sur les pratiques des industriels de l’eau en bouteille a été créée. Son objectif : faire la lumière sur les écarts entre les normes affichées et les pratiques réelles de traitement, ainsi que sur les conditions de contrôle. Son rapport est attendu pour le 19 mai.

Perrier, une success story planétaire

Fondée à partir de la source des Bouillens à Vergèze, l’histoire de Perrier débute au XVIIIe siècle avec les premiers bains thermaux. Mais c’est en 1903 que la marque prend sa forme moderne, lorsque le jeune Anglais John Harmsworth rachète la source à Louis-Eugène Perrier et décide de se détourner du thermalisme pour industrialiser la production d’eau gazeuse.

Sa stratégie repose sur l’exportation, en priorité vers l’armée britannique des Indes, puis vers les colonies et enfin la métropole. En 1908, l’usine est reliée au chemin de fer ; en 1933, la production atteint 19 millions de bouteilles par an, dont la moitié à l’export.

De l’âge d’or à la crise : comment Perrier a basculé sous l’ère Nestlé

Après la Seconde Guerre mondiale, la relance est menée par Gustave Leven. Avec Maurice Epry et Jean Davray, il rachète l’entreprise en 1947, la fait entrer en Bourse, et engage une modernisation radicale. La production passe de 30 à 150 millions de bouteilles entre 1948 et 1952. En 1950, une nouvelle usine surnommée « la cathédrale » est inaugurée. En 1973, Perrier crée sa propre verrerie pour produire les bouteilles sur place. En 1976, un bureau est ouvert à New York. À son apogée, la marque est distribuée dans plus de 120 pays.

La crise du benzène de 1990 marque un tournant. En 1992, le groupe Nestlé rachète Perrier, et la marque rejoint la division Nestlé Waters SA. Pour éviter un abus de position dominante, certaines marques sont revendues, mais Perrier et Contrex restent dans le giron du géant suisse.

Pollution, bactéries, filtres : les défis techniques et réglementaires qui plombent Perrier

Depuis, la marque conserve un prestige certain, mais sa domination est contestée. L’image de luxe s’érode, la concurrence s’intensifie, notamment sur les marchés des eaux aromatisées et des formats pratiques. Perrier tente de se renouveler à travers la gamme « Maison Perrier » ou des versions filtrées, mais l’essence de la marque — une eau minérale naturelle, jaillissant d’une source pure — est désormais en question.

La décision administrative à venir engage plus que l’image d’une marque : elle conditionne l’avenir industriel du site de Vergèze, où travaillent près de 1 000 salariés. Nestlé évoque des alternatives, dont la conversion vers une production d’eaux filtrées ou reconstituées, mais l’impact social reste à évaluer.

La fin de l’appellation ne signifierait pas nécessairement la disparition de la marque. Mais elle obligerait à un repositionnement radical, qui fragilisera forcément sa légitimité face aux concurrents.

La fin d’une eau iconique ?

En un siècle, Perrier est passée d’une curiosité locale à un symbole mondial. Elle a conquis les marchés étrangers grâce à son effervescence naturelle et à un marketing visionnaire. Aujourd’hui, elle est confrontée à une réalité plus dure : celle de la raréfaction des ressources pures, de la réglementation renforcée, et d’une défiance croissante du public envers les grandes marques.


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