Comment l’économie de guerre va bouleverser notre quotidien

Avec la suspension de l’aide militaire américaine à l’Ukraine, l’Europe doit revoir sa stratégie de défense et adopter une "économie de guerre".Les conséquences risquent d'être importantes pour notre économie et pour notre quotidien.

La suspension brutale de l’aide militaire américaine à l’Ukraine, annoncée le 3 mars 2025 par l’administration Trump, marque un tournant géopolitique majeur. Alors que les États-Unis avaient injecté 65,9 milliards de dollars dans l’effort de guerre ukrainien depuis 2022, cette décision intervient au moment où la Russie affiche une résilience économique inquiétante malgré les sanctions internationales. 

Dans ce contexte, l’Union européenne se trouve contrainte d’accélérer sa mue stratégique : Ursula von der Leyen, présidente de la Commission, évoque désormais un plan de 800 milliards d’euros pour réarmer le continent. Un chiffre qui donne la mesure du défi, tant les dépendances industrielles et les inerties bureaucratiques pèsent sur les ambitions de souveraineté européenne.

Que signifie une économie de guerre ?

L’invasion de l’Ukraine en 2022 a déclenché une onde de choc durable, contraignant les pays européens à accroître leurs investissements dans la défense. Mais si la situation géopolitique continuait de se dégrader, notamment avec un désengagement américain accru en Europe, les États membres pourraient être amenés à adopter une logique de mobilisation industrielle et économique comparable à celle d’une économie de guerre.

Dans un tel scénario, l’Europe devrait produire massivement son propre matériel militaire pour compenser la dépendance aux exportations américaines. Actuellement, 73 % des équipements militaires européens proviennent des États-Unis, et la production d’obus de 155 mm plafonne à 1,2 million d’unités par an, contre 3 millions pour la Russie. Une industrialisation accélérée serait nécessaire pour combler ces lacunes, impliquant des réorganisations profondes dans les chaînes d’approvisionnement et les structures productives.

Un réarmement à marche forcée : impacts économiques et industriels

Un marché du travail sous tension

Si la France et l’Europe adoptaient une économie de guerre, les industries stratégiques absorberaient une part croissante de la main-d’œuvre qualifiée. Actuellement, environ 9 % des ingénieurs français travaillent dans la défense. Dans un contexte de mobilisation industrielle accrue, ce chiffre pourrait doubler, impactant d’autres secteurs comme l’aéronautique civile ou la transition énergétique.

Les conséquences seraient multiples :

  • Hausse des salaires dans le secteur militaire pour attirer les talents, provoquant une concurrence avec d’autres industries.
  • Baisse des recrutements dans le BTP et les infrastructures civiles, déjà confrontés à des tensions sur la main-d’œuvre.
  • Développement d’un complexe militaro-industriel nécessitant une planification accrue de la formation et des compétences.

Vers une allocation prioritaire des ressources ?

Une économie de guerre impliquerait des arbitrages dans la gestion des ressources stratégiques. Par exemple, le titane et le lithium, essentiels à la production militaire (avions, drones, batteries), pourraient être réservés en priorité à l’industrie de défense. Cela créerait des tensions sur les prix et des effets de rareté pour les secteurs civils, à l’image de ce qui s’est produit pendant la Seconde Guerre mondiale avec le rationnement de certaines matières premières.

L’impact inflationniste serait significatif : une hausse des coûts des métaux stratégiques pourrait freiner la transition énergétique et l’innovation technologique, au moment où l’Europe cherche à se positionner sur ces secteurs clés.

Une réorientation massive des finances publiques

Dans un scénario d’économie de guerre, la France et l’Europe devraient allouer une part croissante de leur PIB à la défense, au détriment d’autres priorités. Aujourd’hui, la Loi de programmation militaire 2024-2030 prévoit une enveloppe de 413 milliards d’euros. Si ce budget venait à être significativement augmenté, les arbitrages deviendraient inévitables :

  • Une réduction des investissements dans la transition écologique.
  • Moins de financements pour le logement social et l’éducation.
  • Une augmentation de la dette publique en raison d’émissions obligataires spécifiques (exemple : obligations de défense à 4 % de rendement).

Le Fonds européen de défense ne représente aujourd’hui que 8 milliards d’euros, alors que les besoins d’une économie de guerre seraient de l’ordre de 500 milliards. La mutualisation des efforts serait indispensable, mais difficile à mettre en place, compte tenu des divergences budgétaires entre États membres.

Innovation militaire : moteur de croissance ou frein au développement civil ?

Historiquement, les périodes de guerre ont accéléré certaines innovations. Un effort massif en R&D militaire pourrait entraîner des retombées positives pour l’industrie civile :

  • Des matériaux composites allégés, initialement développés pour les drones supersoniques, pourraient être appliqués aux énergies renouvelables.
  • Les progrès en navigation inertielle pourraient bénéficier à l’agriculture de précision et à l’automatisation des transports.

Mais cet investissement prioritaire dans la défense se ferait aussi au détriment d’autres secteurs cruciaux :

  • Moins de financements pour les batteries de nouvelle génération.
  • Moins de publications scientifiques en physique fondamentale.
  • Un risque de retard européen sur la cybersécurité civile, faute de financements suffisants.

Vers une reconversion industrielle massive ?

Si la France et l’Europe entraient dans une logique d’économie de guerre, certaines entreprises pourraient reconvertir une partie de leur production vers des besoins militaires. Des exemples historiques existent :

  • Renault pourrait transformer une partie de sa production vers les véhicules blindés, comme ce fut le cas pour certaines usines automobiles pendant la Seconde Guerre mondiale.
  • L’industrie chimique, comme Air Liquide, pourrait adapter ses procédés pour répondre aux besoins en explosifs et en carburants militaires.

Cependant, cette mutation poserait une question centrale : quelles seraient les perspectives de retour à une économie civile après un tel effort ? L’histoire montre que la reconversion industrielle post-guerre est souvent longue et complexe.

Les leçons du passé

Les précédents historiques offrent des pistes de réflexion :

  • Le Victory Program américain (1942-1945) a permis une explosion de la production militaire, mais avec un coût économique et social important.
  • Le Japon des années 1960-1970 a su transformer son complexe militaro-industriel en moteur de croissance civile, notamment dans le transport et la construction navale.

Quel modèle pour la France et l’Europe ?

Si la France et l’Europe basculaient dans une économie de guerre, trois scénarios seraient envisageables :

  1. Un scénario optimiste, où l’industrialisation de la défense entraînerait des retombées économiques positives (+2,8 % de croissance annuelle).
  2. Un scénario pessimiste, marqué par une inflation forte (+6 %) et un affaiblissement du modèle social.
  3. Un scénario réaliste, combinant planification étatique et maintien d’un secteur civil autonome, au prix d’arbitrages budgétaires douloureux.


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